Association de malfaiteurs : on lit ce titre après avoir vu l’image du gendarme et s’être rappelé le plaisir pris, il y a un certain temps, aux spectacles de Guignol. Et comme le dit Greil Marcus dans un entretien consacré à Lester Bangs : « c’est drôle et sérieux ». Les éditions Tristram, c’est drôle et sérieux. On a dès lors envie de faire mieux connaissance avec cette maison d’édition qui fête ses trente ans.
Association de malfaiteurs. 30 ans d’édition indépendante. Tristram, 380 p., 21,90 €
« Nous ne vendons pas des casseroles », répond un libraire du boulevard Saint-Germain à l’éditeur débutant qui lui présente un CD du Discours aux animaux. Valère Novarina, dit par André Marcon. C’était il y a trente ans. Ça commence mal pour Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gaillot qui se sont installés à Auch pour lancer leur maison d’édition. On dira que ce n’était pas mieux pour Éric Losfeld et Maurice Girodias. Du premier, on trouvera en poche, chez Tristram, Endetté comme une mule, du second une belle lettre, un peu désespérée quand même. Et puisqu’on en est à parler d’éditeur indépendant, de grands découvreurs mal compris ou pris pour des fous, virés comme des malpropres faute de « chiffre », on citera l’éditeur de Bruno Schulz et de Lowry, de Sciascia et de Miller, le grand ami de Pascal Pia aussi, Maurice Nadeau. C’est la même famille, ou la même constellation faite d’étoiles qui ne veulent pas filer, et surtout pas filer doux ou droit.
Nadeau ne figure pas en pied dans le recueil des trente ans de Tristram, mais sa silhouette se dessine. Qui a eu la chance de côtoyer le drôle et sérieux Jean José Marchand ou Jean-Jacques Lefrère les retrouvera ici. Sur leur conseil, les éditeurs publient Le tutu, de Princesse Sapho, alias Léon Genonceaux, un roman annonçant Jarry et le surréalisme. Éric Chevillard rend compte de ce livre inclassable dans l’un de ses feuilletons du Monde, en 2006 : « Rares sont les auteurs qui osent écrire n’importe quoi. La liste serait longue, en revanche, de ceux qui n’ont pas peur d’écrire n’importe comment, trop longue pour être citée ici ». Chez Tristram, personne n’écrit n’importe comment, mais chacun écrit au singulier. Ou bien traduit au singulier. Ainsi de Bernard Hoepffner, dont on lira un texte drôle et intelligent, sur les questions que se pose le traducteur quand on ne les lui pose pas. Ou de Guy Jouvet, qui a traduit, de nouveau, le Tristram Shandy de Laurence Sterne, sans oublier les tirets que Charles Mauron avait omis. Un article des deux éditeurs sur l’édition du roman, imposée aux agrégatifs en 2006, dit la peur de l’institution face à ce roman qui est un modèle pour Kundera et Calvino, parmi d’autres, et que Diderot aimait plus que tout.
La peur est souvent là, face à des textes qui échappent aux règles, aux normes, à une compréhension rapide et immédiate, vite digérée. Peur devant Arno Schmidt, sur qui on lira l’entretien entre Claude Riehl, son traducteur, et Pierre Senges ; peur devant Isidore Ducasse, que Philippe Sollers rétablit sous ce nom dans un article qui illustre sa « guerre du goût » ; peur, sans doute, devant Maurice Roche, l’un des hommes les plus drôles de Paris, dit sa légende, mais pas seulement. Vollmann effraie par son intensité. Dix-huit heures d’écriture par jour, une œuvre énorme, pas uniquement par le volume. Et Ballard, l’un des auteurs le plus souvent édités par Tristram. On pourrait consulter la liste des publications de Tristram et trouver encore bien des exemples.
Mais une maison d’édition vit aussi de quelques succès. Et grâce à Mark Twain (traduit, par Bernard Hoepffner, comme un véritable auteur, pour des plus de onze ans) et à Kenneth Anger, dont Hollywood Babylon a été un bestseller, on vit à Auch et on y fait de beaux livres. Sans doute pour encore vingt ans puisque, paraît-il, on juge de la pérennité d’une maison à cinquante ans. Bernard Wallet, autre grand éditeur et fondateur de Verticales, doit avoir son avis là-dessus. De lui, on lira le texte passionné et passionnant sur Kerouac, exercice critique qui illustre ce qu’écrit un autre auteur de la maison, « accélérateur n°1 » de Tristram, Lester Bangs. C’est Jim DeRogatis, dans l’entretien évoqué plus haut, qui le cite : « s’engager et interagir avec l’art qui vous a ému, puis convertir cette réaction émotionnelle en termes intellectuels ». Bangs faisait de la critique de rock. Il était partial, injuste, excessif et enthousiaste. Il a démoli (parfois à tort) des disques : le 4 de Led Zeppelin ou Exile on Main Street des Rolling Stones, il a pu se montrer plus que sévère avec son grand ami Lou Reed. Bangs le disait à ses confrères déjà gagnés par la « communication », autre nom du commerce : « Faites votre truc à vous. Dites-nous ce que vous pensez ! Soyez vous-même ! »
Ces conseils, et d’autres, on les retrouve à la fin du recueil, quand Martigny et Gaillot interrogent des écrivains, des éditeurs, des libraires ou des critiques. Ainsi, Céline Minard, Lydie Salvayre ou Antoine Volodine donnent le même conseil, ou presque, à un jeune qui débute. Citons le dernier : « Mets-toi face au mur et va de l’avant, ne regarde rien d’autre que les images qui te possèdent, n’écoute pas les cris qui te découragent, va de l’avant quoi qu’il t’arrive, n’attache aucune attention à ce qui bouge hostilement derrière toi, touche le mur, traverse le mur, de briques, de pierres ou de paroles ».
À propos de Lester Bangs, encore, les compagnons interviewés disent qu’il « aimait les mots ». On ne saurait mieux dire de tous les auteurs Tristram. Le mérite de cette anthologie qui rassemble des malfaiteurs dans une « société de bienfaisance » la morale en moins (ou bien une autre morale en plus), c’est de donner envie de se précipiter dans une bibliothèque ou de se ruer et de se ruiner dans une librairie, pour explorer, découvrir, s’enthousiasmer (ou s’énerver). Il faudra pour cela bien des années. Encore trente ans au moins.