Marie Cosnay publie avec les éditions de L’Ogre une nouvelle traduction en vers libres des Métamorphoses d’Ovide ; d’ores et déjà saluée par le premier prix Bernard Hoepffner, cette traduction vient très heureusement fêter et le bimillénaire d’Ovide et le vingtième livre de cette jeune maison d’édition.
Ovide, Les Métamorphoses. Trad. du latin par Marie Cosnay. L’Ogre, 528 p., 25 €
Le pari de l’entreprise est audacieux : si l’œuvre littéraire de Marie Cosnay s’est incontestablement installée ces dernières années, si on la connait comme auteure de textes monstres, comme militante engagée dans la cause des migrants, ou encore comme blogueuse à Mediapart – bref si elle nous a habitués, pour notre plus grand bien, à une écriture qui s’articule dans des contextes différents, et partout avec une même exigence –, on ne connaissait pas encore l’ampleur de son travail de traductrice.
On savait bien qu’un compagnonnage de longue haleine avec les langues anciennes et Ovide en particulier était en cours. Il y a eu, issue d’un travail pédagogique, la traduction d’un extrait des Métamorphoses aux éditions Nous, et quelques traductions plus anciennes du grec ou de Virgile, sur un mode plus confidentiel. On trouve aussi, incidemment, d’importantes méditations sur les langues et le latin dans Jours de répit à Baigorri, texte militant sur l’accueil de migrants dans un village basque ; on trouve encore d’évidentes références à Ovide dans le roman Aquerò, inspiré par la crise mystique qui traversa Lourdes, village affamé lorsque Bernadette Soubirous y eut ses visions.
Mais, en choisissant de publier l’ensemble des Métamorphoses, à côté de Danièle Robert (traduction en vers libres, 2001), d’Olivier Sers (traduction en alexandrins, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », 2009), de Joseph Chamonard (traduction en prose, 1966) ou de Georges Lafaye (traduction des Belles Lettres en prose, 1925-1930), Marie Cosnay passe un seuil. Elle s’expose comme traductrice à part entière. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’Ovide, comme source d’inspiration, apporte à son écriture et à ses engagements, mais de savoir ce qu’elle, comme traductrice et écrivaine, apporte à Ovide.
Disons-le d’emblée, elle lui apporte beaucoup et ce qu’aucun-e autre, sans doute, ne saurait apporter. La traduction de Marie Cosnay ouvre un espace de lecture dans lequel on plonge pleinement, avec un étonnement qui, de métamorphose en métamorphose, ne se dément pas. Ovide est lisible, accessible, en continu. Un texte se tisse, qui n’ignore pas les traductions précédentes (Marie Cosnay s’inspire parfois de Danièle Robert) mais s’en démarque nettement. Il a ses refrains : « l’oiseau vole vite », qui ressurgit de livre en livre, l’usage du « ça », les « il y a » qui posent avec une pointe d’angoisse le théâtre de métamorphoses souvent tragiques : « Il y a une grotte », « il y a un coin de petite lumière », « il y a un golfe ». Il a ses variations aussi : des métamorphoses mineures, de quelques vers, sortent soudain de leur discrétion, on ne les avait jamais vraiment lues, on remarque désormais avec quelle finesse elles relancent la lecture, d’une émotion l’autre.
Les Métamorphoses ne sont plus ici une suite de morceaux détachables : elles se lisent comme une polyphonie, une prolifération de récits qui s’appellent et se répondent sans se clore, étendent une matière-monde d’émotions à la fois ressemblantes et indéfiniment variables. Cet Ovide est beaucoup plus collectif et plus oral qu’on ne le connaissait, plus outrancier aussi, n’hésitant pas à user d’un vocabulaire salace quand besoin est : Junon est un personnage résolument comique qui traite les maitresses successives de Jupiter de « putains », et non plus de « rivales ». Telle nymphe repoussée par l’adolescent qu’elle convoite évoque tout crûment un « salaud » et non pas un « effronté ».
C’est également un Ovide politique, anti-jupitérien, aux accents contemporains, non seulement parce qu’il décrit l’instabilité des formes, la puissance des passions, en appelle à la révolte contre l’arbitraire des dieux, mais parce que sa langue elle-même est délivrée des tics de la traduction latine. Au fil de la lecture, des vers s’inscrivent dans la mémoire : « et elle t’a senti passer, blonde de cheveux, la mère très tendre des moissons/ elle t’a senti cheval et, avec sa crinière de couleuvres elle t’a senti oiseau, / la mère du cheval oiseau, et elle t’a senti dauphin, Melantho ». Ou bien : « je bouge de mon chant les flots immobiles, je pousse les nuages / je fais venir les nuages, les vents je les chasse je les appelle / j’écrase la bouche des serpents d’un mot, d’un poème / vivantes roches arrachées à la terre robuste je les remue ».
La traduction de Marie Cosnay est stylistiquement marquée, cohérente, autonome ; et pourtant, elle est fidèle à l’original, comme on dit. Les choix évoqués plus haut sont tous argumentables ; que l’on se reporte au texte latin et de très rares vers peut-être poseraient question. Mais cette fidélité n’est pas obtuse : ni aveugle, ni sourde, elle se met à l’écoute de ce qu’elle produit, distingue ce qui l’intéresse et le fait résonner. Marie Cosnay est, notamment, la seule des traducteurs cités à traduire systématiquement « carmen » par « poème » (ses prédécesseurs avaient varié les synonymes : « poème », « incantation », « récit », « chant », selon les contextes). Ce qu’il en résulte ? Que le « poème » de Marie Cosnay (comme le carmen d’Ovide) ne désigne plus seulement l’œuvre littéraire du poète, mais aussi la tapisserie de Philomèle violée déclenchant la révolte meurtrière de sa sœur, les incantations de Médée ou de Circé, jalouse, entrainant la métamorphose d’amants ingrats. Émerge dans le texte français, par contraste avec les précédentes traductions, une pensée du poème comme parole proférée, voire parole de désir politiquement et fantasmatiquement puissante, quel que soit son énonciateur ou son énonciatrice, bien plus que comme belle parole. Le poème n’est plus l’apanage des poètes et des salons, il n’est plus cette construction bourgeoise ou aristocratique : il désigne de façon plus ouverte, plus empathique, parfois plus humoristique, la puissance de certaines paroles lorsqu’elles nouent des vies. C’est une conception du poème et peut-être de la littérature que Marie Cosnay fait ainsi entendre.
Très souvent, Marie Cosnay utilise le pronom « ça » : « si je supporte ça, je suis née d’une tigresse » ; « je parlais comme ça, il me regardait de travers » ; « de ces choses mémorables je ne peux dire que ça ». La chose est tout à fait légitime – puisqu’elle traduit alors des pronoms démonstratifs latins – mais elle est en rupture avec les préconisations de la traduction scolaire qui bannit toute impression de familiarité. Ailleurs, elle fait ressortir le pronom « tu » d’adresse au lecteur, effectif en latin, mais que les grammaires recommandent souvent de traduire par « on » ( « on aurait pu croire », et non pas « tu aurais pu croire ») ; ou bien elle choisit de suivre au plus près la syntaxe latine et profite de ses effets dramatiques ; elle prend la mesure des néologismes ovidiens, de ses innovations, et joue de l’équivoque grammaticale de certains mots, ce qui lui permet, en toute légitimité grammaticale, des composés comme « cheval-oiseau » ou « serpent-ceinture », plus chamaniques mais non moins vrais que « cheval ailé », ou « serpent qu’elle avait pris comme ceinture ». Souvent encore, elle évite les subordonnants, préfère la juxtaposition, l’énumération ou l’asyndète qui permettent au récit de prendre de la vitesse.
En bref, Marie Cosnay fait pour Ovide ce qui, jusqu’à présent, a davantage été fait pour le théâtre grec et latin. Elle déscolarise sa langue, et rompt avec certains usages tels qu’enseignés par les exemples de grammaire. Du même coup, elle en inverse la logique : alors que les exemples de grammaire enseignent à traduire le latin par des tournures connues, attestées, relevant d’une culture de l’écrit un peu désuète et refermée sur elle-même, Marie Cosnay renoue avec l’étrangeté de la langue, l’étonnement qui en découle, et propose ses propres tournures qu’elle emprunte à un français moins normé et à un imaginaire plus oral. En renouant avec le latin comme langue étrangère et étonnante, Marie Cosnay fait coup double. D’une part, elle traduit ce qui constitue le cœur littéraire et politique des Métamorphoses : elles ne sont pas seulement un magnifique récit de récits, elles sont aussi une aventure dans la langue, faite de néologismes, de jeux entre le grec et le latin, une aventure qui demande que le lecteur parfois y mette du sien, accepte de suivre, d’interpréter, de lire. D’autre part, elle s’ouvre la possibilité d’une lecture cohérente : elle donne à lire les Métamorphoses comme une fresque humaine, une épopée de récits traversés par l’imaginaire d’une oralité inventive qui tient le milieu entre profération magique, chant, description comique, et fait éclore dans l’écrit la marque de la mortalité. Elle bouge les Métamorphoses, de même que, chez elle, Orphée bouge sa voix sur le poème ou que Médée bouge les nuages de son chant.
Ce que Marie Cosnay apporte à Ovide ? Elle le sort de son statut légèrement décoratif, de sa distance classique, de sa clôture et lui permet de renouer avec la langue – ici le français – comme aventure adressée, partageable, collective, en cours. Sans doute ne pourrait-elle le faire aussi bien si elle n’était aussi sensible aux paroles comme adresse politique, à l’importance sociale des mots prononcés et non seulement écrits, si elle n’était rompue à des expériences d’écriture dans des contextes très divers. De son propre engagement dans la langue, elle tire la possibilité de faire résonner les Métamorphoses, et celles-ci, très nettement, lui répondent.
Et puis, en faisant confiance à la langue, Marie Cosnay s’autorise à écrire en traduisant. Il y a dans ses Métamorphoses quelques moments d’heureux décrochages : le temps d’un souffle, on ne sait plus quel personnage raconte quelle histoire, ou le sens d’un vers tourne, un peu mallarméen, sans se fixer, « et la vague brise les envole ». Ces moments, où le sens est un instant suspendu (il se reconstitue très facilement si on le souhaite), laissent passer d’énormes blocs d’imaginaire. On peut les lire comme des moments de traduction au sens le plus courant car on trouve bien chez Ovide des passages similaires. Mais ce sont aussi des moments de jubilation, de lâcher-prise et d’écriture en traduction.