Philip Roth entre dans la Pléiade, une première pour un Américain vivant, un Juif américain de surcroit. Doit-on évoquer sa religion ? Roth récuse l’étiquette « juif », même si les universitaires responsables de ce volume la mettent en avant ; Philippe Jaworski déclare dans sa préface : « Pourquoi la judéité ? Autant demander pourquoi écrire ? » S’agit-il alors de textes sacrés ?
Philip Roth, Romans et nouvelles (1959-1977). Édition établie par Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin. Préface de Philippe Jaworski. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 280 p., 64 €
En écrivant sur Philip Roth, faut-il employer le « je » ? La confusion entre le « moi » et l’instance créative constitue l’axe central de l’œuvre, d’abord dans Portnoy et son complexe, ici rebaptisé La plainte de Portnoy [1]. Plus que n’importe quel romancier, Roth efface l’espace entre auteur et lecteur, invitant ce dernier dans la fiction et dans la séance psychanalytique correspondante : le public écoute la « plainte » du patient/narrateur, partage sa souffrance, s’identifie au corps allongé sur le divan.
Le corps… Lequel ? Juif, bien entendu, du fait de sa circoncision, effectuée bien avant les événements « enchaînés » (« bound »), huit jours après la naissance du héros, quand sa vie n’a pas encore grand intérêt pour un romancier obsédé par la sexualité. Il faudrait qu’il grandisse, ce petit homme au pénis dégarni, qu’il traverse l’écueil de la puberté, qu’il apprenne à courir après la chair interdite, celle des déesses longilignes et pâles, détentrices, sous leurs blonds cheveux lisses, de l’énigme de l’Amérique.
La bibliothèque de ma grand-mère contenait un seul livre de Roth : My Life as a Man (Ma vie d’homme). Sur la couverture couleur rouge clinquant, figuraient le dessin d’un poing tenant un couteau de boucher – associé dans mon esprit à la lame qui avait transformé mon corps – et, à côté de cela, le nom de Philip Roth. Pourquoi ma grand-mère s’intéressait-elle à la masculinité d’un quadragénaire ? Quel intérêt avait-il à exposer son intimité devant une vieille dame de Milwaukee ?
On trouve un début de réponse dans Ma vie d’homme. Nathan Zuckerman – lors de sa première apparition, où il est l’invention d’un personnage intermédiaire, l’écrivain Peter Tarnopol – regarde la seule étudiante noire de son cours d’écriture. Elle a levé la main ; il anticipe sa protestation relativement au titre du livre cité dans le cours, Le Nègre du Narcisse. Donc il prépare sa réponse : « J’étais déjà en train de préparer une explication qui transformerait sa réaction de susceptibilité en une discussion sur la franchise de la fiction, sur la fiction comme lieu de révélation des secrets et des tabous. » Cette scène présage un épisode de La tache, publié un quart de siècle plus tard : grand écrivain, Roth reste fidèle à ses obsessions. Mais si, en l’occurrence, il s’agit de piquer la susceptibilité des Noirs, le plus souvent il prendra pour cible celle des Juifs.
Entre « révéler les tabous » et blasphémer, il n’y a qu’un pas : le projet de Roth ne consiste-il pas à extraire Dieu de la judéité ? On le voit dans « La conversion des Juifs », l’une des nouvelles du recueil Goodbye Columbus, inclus dans ce volume de la Pléiade. Un jeune garçon monte sur le toit d’une synagogue où il est inscrit au Talmud Torah. Il menace de se suicider, pour obliger les Juifs rassemblés en bas à se rallier à Jésus-Christ, voire à trahir leur propre foi. Par la suite, les synagogues seront absentes de l’univers de Roth.
Ainsi que les Juives, à part des flash-back maternels. Pourtant, sans elles, le peuple disparait : le judaïsme est une religion matrilinéaire. Hélas, les mariages juifs brillent par leur absence, se réduisant à quelques mirages, dans Goodbye Columbus et dans Némésis. On ne comprend pas alors l’affirmation de Philippe Jaworski, qui trouve en Roth, après Faulkner, « le seul écrivain américain du XXe siècle à avoir placé l’équation famille = tragédie au cœur de son œuvre ». Nous voyons chez lui un tout autre schéma : le Juif isolé, peu consolé par sa complaisante maîtresse goy. C’est son isolement radical – il est coupé de sa famille et de son passé – qui m’a inspiré le néologisme « monofiction » dans Corpus Rothi II.
Milan Kundera considère Roth de la même manière [2] : « La découverte de la sexualité appartient au roman de notre siècle ; elle annonce et accompagne l’incroyable bouleversement des mœurs qui, en Amérique, s’effectua à une vitesse vertigineuse : dans les années cinquante, on étouffait encore dans un puritanisme sans merci, et en une seule décennie on est arrivé à l’ère (pour citer Roth) de l’Abandon total.
D’emblée, le large espace entre le premier flirt et l’acte d’amour disparait. L’homme n’est plus protégé du sexe par le no man’s land sentimental. Il est confronté directement, implacablement, avec son corps.
La conquête de la liberté sexuelle conduit chez David H. Lawrence à une révolte dramatique ou tragique. […] Chez Philip Roth, la liberté sexuelle n’est qu’une situation donnée, acquise, collective, banale, codifiée : ni dramatique, ni tragique, ni lyrique.
On touche la limite qu’on ne peut plus franchir. Il n’existe aucun « plus loin. » Ce ne sont plus des lois, des parents, des conventions qui s’opposent à l’homme. Tout est permis, et le seul ennemi est notre propre corps, dénudé, désenchanté, démasqué. Philip Roth est un grand historien de l’érotisme américain. Il est aussi le poète de cette étrange solitude de l’homme abandonné face à son corps ».
Où est passé Kundera dans cette nouvelle Pléiade ? Pourquoi l’a-t-on effacé de l’Histoire ? Aujourd’hui, sa préface est inexistante, enlevée également de la réimpression en « Folio ». Qu’a-t-il dit de si dangereux ? Ses sept pages sont-elles moins importantes que les dizaines d’autres qu’on trouve dans ces notices ? Quels sont les partis pris des articles accompagnant les cinq ouvrages de ce volume, Goodbye Columbus, La Plainte de Portnoy, Ma vie d’homme, Le Sein et Professeur de désir ? On sent la mainmise de Philip Roth : l’un des ouvrages les plus cités est celui de Claudia Roth Pierpont, une série d’interviews avec Roth entreprise à l’initiative du romancier, et publiée il y a un an aux éditions… Gallimard.
Roth cherche-t-il à contrôler l’interprétation de Roth ? On songe à l’expression de Jonathan Safran Foer : « Un oiseau n’est pas un ornithologue. » Heureusement, il existe d’autres ornithologues, parfois avec des plumes, dont Louis Menand, critique au New Yorker et professeur à Harvard, qui, contrairement à Philippe Jaworski, trouve le terme « alter ego » tout à fait pertinent pour décrire le rapport de Nathan Zuckerman à Philip Roth : « Bien évidemment, Zuckerman est l’alter ego que Roth s’est inventé pour L’Écrivain fantôme, et sa présence (comme la présence du personnage dénommé Philip Roth) indique généralement qu’on est en train de jouer à « Trouver Philip ». Zuckerman est le Roth qui n’est pas Roth. Il est Roth qui s’imite et qui met son public au défi de distinguer entre la part de vérité et la part de fiction. »
Menand est minoritaire parmi les ornithologues anglo-saxons – tellement présents dans les notes de cette Pléiade grâce à l’impérialisme universitaire. Et pour cause ! Menand, comme Kundera, constate une rupture historique. Une coupure si radicale qu’au lieu d’évoquer un questionnement de la judéité chez Roth – l’argument de Jaworski – il faudrait parler d’un constat de décès. Les quelques lieux de culte qu’on recense chez lui sont généralement consacrés au Nazaréen, autre prophète solitaire.
De quoi Roth est-il prophète ? D’un monde sans limites, de l’effacement radical de l’espace, que ce soit entre patient et psy, lecteur et auteur, romancier et personnage, amant et maîtresse. Rien n’est sacré – la figure paternelle, le psychanalyste, le rabbin, une sainte juive, l’instance narrative –, tout est rabaissé, mis au même niveau, créant une ambiance incestueuse. L’inceste est le grand secret chez Philip Roth, secret que les universitaires préfèrent ignorer.
Il est difficile d’assumer une vision aussi radicale. On pardonnera alors à Roth d’avoir renié les implications de sa propre œuvre, d’avoir encouragé des interprétations molles de sa pastorale. En tant qu’oiseau, il a volé très haut, attirant même l’attention d’une vieille dame à Milwaukee. Et maintenant il est monté jusqu’aux Pléiades, où son étoile brillera éternellement, vénérée de diverses façons.
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Je m’obstine à utiliser le titre précédent, célèbre et évocateur d’une époque, et plus fidèle au langage des revues psychanalytiques auxquelles s’est référé l’auteur.
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« L’anti-kitsch américain », préface à l’édition « Folio » de Professeur de désir, 1982.