Une étude d’envergure montre comment celui qui aurait pu n’être qu’un peintre de second rang en province, Jean-Baptiste Descamps, a connu une trajectoire remarquable et influencé durablement l’histoire de l’art et celle des collections.
Gaëtane Maës, De l’expertise artistique à la vulgarisation au siècle des Lumières. Jean-Baptiste Descamps (1715-1791) et la peinture flamande, hollandaise et allemande. Brepols, 608 p., 227 €
Si le nom de Descamps reste familier aux Rouennais du XXIe siècle, c’est vraisemblablement grâce au fils du peintre, premier conservateur du musée des Beaux-Arts de la ville, et dont le nom est de ceux qui s’affichent sur la façade du bâtiment. Si l’on se souvient du père, artiste, c’est trop souvent par le biais de Diderot. L’encyclopédiste, moqueur comme il sait l’être lorsqu’il s’adresse à la poignée d’abonnés distants de la Correspondance littéraire, feint de prendre à parti celui qui vient de soumettre à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture un morceau de réception intitulé Une Cauchoise dans sa cuisine avec ses deux enfants, actuellement conservé à l’ENSBA à Paris : « Vous peignez gris, Monsieur Descamps, vous peignez lourd et sans vérité. Cette enfant qui tient un oiseau mort est raide, l’oiseau n’est ni vivant ni mort ; c’est un de ces morceaux de bois peint qui ont un sifflet à la queue. Et cette grosse, courte et maussade Cauchoise, que dit-elle ? À qui en veut-elle ? Entre deux de ses enfants qui se tracassent, c’est moi qu’elle regarde ; celui-ci pleure, si c’est du poids de l’énorme tête que vous lui avez faite, il a raison. On dit que vous vous mêlez de littérature ; Dieu veuille que vous soyez meilleur en belles-lettres qu’en peinture ! Si vous avez la manie d’écrire, écrivez en prose, en vers, comme il vous plaira ; mais ne peignez pas ; ou si, par délassement, vous passez d’une muse à l’autre, mettez les productions de celle-ci dans votre cabinet ; vos amis, après dîner, la serviette sur le bras et le cure-dent à la main, diront : ‟Mais cela n’est pas mal.” Jeune homme qui dessine, Élève qui modèle, Petite fille qui donne à manger à ton oiseau, allez tous au cabinet de M. Descamps, votre père ; et n’en sortez pas. »
L’auteur du tableau, n’en déplaise au critique du Salon de 1765, venait d’être reçu au nombre des Peintres du Roi, l’élite artistique de la France d’Ancien Régime. Comme le montre Gaëtane Maës, dans un passionnant panorama, avec sa carrière inattendue, Descamps, Flamand établi à Rouen, dérange ses pairs, tout autant les peintres que les gens de lettres au nombre desquels, comme le laissent entendre les remarques de Diderot, il tient à se tailler une place.
Né à Dunkerque en 1715, Jean-Baptiste Descamps, formé vraisemblablement à Anvers puis à Paris, avait tout pour rester un artiste de province compétent, mais sans véritable génie. Paradoxalement, « c’est dans le domaine de sa formation initiale – celle de peintre – qu’il s’est le moins illustré ». Il a en revanche eu sur l’enseignement de la peinture et les connaissances en matière d’histoire de l’art un impact considérable. Si l’intervention de Descamps comme fondateur de l’école de dessin de Rouen est connue grâce aux travaux d’Aude Gobet, c’est aux autres aspects de ses occupations qu’est consacré le présent ouvrage. Comme beaucoup d’artistes, Descamps a également une activité – lucrative mais discrète – de négoce, fournissant tableaux et estampes à différents amateurs. S’appuyant sur des recherches minutieuses dans les archives et les sources imprimées, Gaëtane Maës reconstruit (en la détachant des mythes et de l’hagiographie familiale) la vie de l’homme, avec ses zones d’ombre, ainsi que ses réseaux impressionnants qui s’étendent bien au-delà de la Normandie où il passe le plus clair de son existence, et des amateurs ou artistes de Paris, avec en particulier des ramifications vers Gand, Anvers, Malines ou Bruges.
Jean-Baptiste Descamps, qui a tôt commencé à donner des leçons de dessin pour vivre, fonde à Rouen un cours, d’abord accueilli, grâce au chirurgien Le Cat, dans l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu. Gaëtane Maës montre que les aspirations littéraires du médecin et du peintre les conduiront, après avoir été proches, à une rivalité publique. Tous deux entendent utiliser le texte écrit pour se positionner dans un monde qui accorde un respect particulier à ceux qui sont perçus comme des intellectuels (pour utiliser un terme qui n’est pas de leur époque). Le grand allié de Descamps à Rouen n’est autre que Pierre-Robert Le Cornier de Cideville (1693-1776), le camarade de classe de Voltaire qui fut l’un des promoteurs de l’Académie de la ville.
Descamps doit surtout être vu comme l’auteur de deux ouvrages remarquables : sa Vie des peintres flamands, allemands et hollandais (1753), accompagnée de nombreuses illustrations, comble une lacune tout en créant un intérêt pour l’école du Nord, s’attachant aussi bien à des aspects anecdotiques de la biographie des artistes qu’à des questions esthétiques ; son Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant (1769) constitue le premier guide de voyage, sous l’angle des beaux-arts, réalisé pour la région. Ce dernier livre met en avant, en particulier, des œuvres du XVIIe siècle, traduisant ainsi implicitement les préférences de l’auteur. Gaëtane Maës montre l’originalité de Descamps dans son approche et la manière dont il met à profit ses connaissances linguistiques et artistiques.
L’enquête, passionnante, offre des éclairages multiples sur la sociabilité provinciale, les réseaux artistiques, la construction des carrières, l’intérêt nouveau pour la matérialité des œuvres et le tourisme artistique. Il comprend des analyses d’œuvres, des réflexions sur la collection et le statut d’amateur, des études de dédicaces, des présentations d’archives inédites… et témoigne ainsi de la richesse et de la diversité des sources consultées. Il révèle à la fois un parcours exceptionnel et des étapes communes à d’autres hommes de lettres du temps, ce qui en fera un outil précieux pour des lecteurs, bien au-delà du cercle des historiens de l’art.
D’une typographie agréable, le volume, qui s’achève sur d’importantes annexes, comporte un cahier iconographique en couleur soigné qui complète les nombreuses illustrations en noir et blanc insérées dans le corps du texte.