Le mot « roman » n’apparaît pas en couverture de Souvenirs dormants, le livre de Patrick Modiano, qui paraît en cet automne, en même temps que Nos débuts dans la vie, pièce de théâtre. Et c’est au fond heureux, ou juste. Le terme de rêveries, au pluriel, conviendrait mieux, tant ces pages égarent, donnent à flâner, incitent à se perdre. Et pourtant, on connaît le chemin.
Patrick Modiano, Souvenirs dormants. Gallimard, 112 p. 14,50 €
Nos débuts dans la vie (théâtre). Gallimard, 96 p., 12 €
Tout commence et se termine avec un livre. Le premier est celui qui attire l’attention du narrateur et s’intitule Le Temps des rencontres. Dans un premier chapitre, on retrouve, orchestrés, les motifs du romancier : la peur du vide, souvent née le dimanche soir quand il fallait retourner à l’internat, les rencontres dangereuses, l’envie de fuguer ou de fuir les importuns, souvent insistants. L’attente aussi. Ici, le narrateur fait le guet devant un immeuble de la rue Spontini qu’habite « la fille de Stioppa », un grand ami du père dont le nom apparaît dans Les Boulevards de ceinture et revient fréquemment. Le narrateur espère des « explications » sur ce père, cet « inconnu » qui marche en silence à ses côtés dans le bois de Boulogne. La fille de Stioppa ne répond pas davantage à ses appels qu’elle n’est sortie de l’immeuble. Les souvenirs dormants reviennent, au gré des saisons, des promenades solitaires, des objets que l’on croyait perdus et qui ressurgissent.
Il est ici question de quelques femmes, dont Martine Hayward, nommée au début du récit puis longtemps oubliée, chez qui se réunissent des « noctambules ». Parmi eux, une jeune femme restera sans nom. Elle est impliquée dans la mort d’un certain Ludo F. ; le narrateur l’aide à fuir. Ils se cachent dans un hôtel rue de Malakoff, partent au Petit Ritz à La Varenne Saint-Hilaire. L’auteur écrit que cet événement, il l’a raconté dans un roman paru en 1985. Alors on enquête, mais entre Quartier Perdu et Dimanches d’août, rien n’a paru en 1985. Les bords de Marne servaient de décor au second roman cité, pour partie. Bref, fausse piste. On devrait employer le pluriel. Lire Modiano c’est emprunter des chemins, suivre des parcours dont on sait qu’ils mènent à des impasses et qu’on aimera s’être trompé.
D’autres femmes sont nommées. Madeleine Péraud, une lectrice et fidèle de Gurdjieff, qui habite rue du Val de Grâce. Elle offre des livres au narrateur, dont un, titré À la mémoire d’un ange. Une dédicace suscite l’intérêt du jeune homme, écrite à Megève, lieu dit « Le Mauvais Pas ». Elle lui rappelle ce coin de Savoie dans lequel il a vécu, à Thônes pour être précis, interne et fugueur. On songe à d’autres romans ou récits, à Des inconnues, qui mettait en scène trois jeunes femmes mal dans leur peau, à Un pedigree, son unique récit autobiographique dans lequel il évoquait sa révolte contre la faim, dans ce pensionnat. Mais revenons à Madeleine Péraud qui occupe une place centrale et donne son orientation au récit. Il la rencontre après avoir croisé le chemin de Geneviève Dalame, une femme qui semble vivre à côté de la vie ; on la désigne comme « la somnambule ». On ne sait qui elle est au juste. Le narrateur l’a connue rue Geoffroy Saint-Hilaire, dans une librairie de sciences occultes. Il n’adhère pas à ces croyances, rejette tout maitre à penser ou gourou, mais aime ces livres par « goût du mystère » et voudrait croire à l’Éternel retour, pour revivre ce qu’il a vécu, mais « le vivre beaucoup mieux, sans erreur ». Une autre fois, il reverra Geneviève avec l’enfant qu’elle a eu, rue Quatrefages, au 5, soit à côté de chez Jérôme et Sylvie, héros des Choses de Georges Perec. Hasard d’une rencontre ? Pas sûr.
La même Madeleine Péraud lui fait rencontrer une Madame Hubersen, dont on retient le manteau de fourrure qui semble ne jamais la quitter. Un détail, en apparence. Comme le blouson « trop large, en faux léopard » que porte le frère de Geneviève Dalame, voyou dont elle refuse de parler. Ce mauvais garçon croisé au café La Source, un café où l’on craint les rafles, cherche à s’immiscer dans la vie du narrateur, le questionne, note dans un carnet noir le numéro de téléphone que celui-ci lui donne pour s’en débarrasser. On connaît ce genre de personnage. De ceux qui vous mettent sur la « pente glissante » ou peuvent vous faire basculer.
Une image résume ce livre, celle du P.I.L.I., hélas disparu des stations de métro : « J’ai pensé de nouveau à ces tableaux près des guichets du métro. À chaque station correspondait un bouton sur le clavier. Et il vous fallait presser le bouton pour savoir où vous deviez changer de ligne. Les trajets s’inscrivaient sur le plan en traits lumineux de couleurs différentes. J’étais sûr que dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez la retrouver. » Les repères ne manquent pas pour ce faire. On pourrait également se fier, pour retrouver les êtres, entendre leurs propos, à ces carnets auxquels l’écrivain fait très souvent allusion dans le récit. Ils sont « remplis de bouts de phrases prononcés par des voix anonymes », contiennent la liste de « tous ces lieux et de ces adresses précises où [il] avait décidé de pas [s’] attarder. » Doué d’un sixième sens, il sait quand il doit s’échapper, s’esquiver avec toutes les fausses excuses qui lui sont familières. Avant que tout ne bascule et que le ponton vermoulu évoqué à la dernière page de Remise de Peine ne s’effondre.
Chez Mireille Orousov, une amie de la famille dont il est question ici encore, le narrateur voit une photo sur laquelle figure Gérard Blain. L’acteur lancé par Claude Chabrol lui ressemble : « […] il me semblait qu’il n’avait jamais cessé de marcher, les mains dans les poches, la tête légèrement rentrée dans les épaules, comme s’il voulait se protéger de la pluie. » Est-ce que Jean, personnage principal de Nos débuts dans la vie ressemble à Patrick Modiano ? La dimension autobiographique est très forte. On lira cette pièce comme une variation autour de Un pedigree, du moins d’un couple peu développé dans le récit, celui que formait la mère avec l’écrivain Jean Cau. Il se nomme ici Caveux, a travaillé avec Sartre, et même revu et corrigé ses pièces de théâtre, aime la corrida, se considère comme un professionnel et veut – pour l’essentiel – empêcher Jean d’écrire. Le rôle du jeune homme serait, en travaillant, d’aider sa mère, de subvenir à ses besoins. Jean ne se déplace jamais sans son manuscrit attaché par une menotte à son poignet. Il craint que Caveux ne détruise le texte. Mais il y a pire : Elvire, la mère de Jean, et son compagnon, veulent séparer Jean de Dominique, la jeune actrice dont il est amoureux. Pour Elvire, elle est doublement rivale. Elle joue Irina dans la Mouette quand la mère de Jean interprète une médiocre pièce de boulevard, elle éloigne d’elle son fils. Les rapports sont violents et ce qu’on entend dans la bouche de Caveux ou d’Elvire doit avoir quelque écho. Dans Un pedigree, l’auteur-narrateur s’était interdit la colère et le ressentiment. La scène semble libérer ces émotions qui ne peuvent l’avoir quitté. Les blessures sont là, que les années ne cicatrisent pas.
Le théâtre n’est pas le genre le plus familier de Modiano. On n’a jamais vu éditée La Polka, sa première pièce, et Poupée blonde paru chez P.O.L, est resté un texte illustré avec élégance par Pierre Le Tan. L’adaptation d’Un pedigree sur scène par Edouard Baer est en revanche magnifique, à la fois émouvante, toute en mélancolie et pleine de la distance qui convient à l’auteur et à l’acteur. Nos débuts dans la vie offre ceci d’intéressant qu’on y voit Modiano lecteur de Tchékhov, mettant en abyme La Mouette puisqu’il est question d’une mère actrice et de son compagnon, Trigorine, écrivain, mais pas seulement. C’est un hommage au théâtre comme lieu de rêverie. Patrick, enfant, retrouvait sa mère rue des Mathurins ou à Pigalle, faisant ses devoirs dans les coulisses pendant qu’elle jouait. Et c’est peut-être ce qu’il a connu de meilleur avec elle.