The Deuce, la nouvelle série de David Simon (The Wire, Treme), associé pour le scénario avec George Pelecanos, nous parle de prostitution, de la naissance de l’industrie pornographique aux États-Unis, de notre morale. Et, aussi, du New York des années 1970.
The Deuce. Série de David Simon et George Pelecanos. Avec James Franco, Maggie Gyllenhaal. Diffusé en France sur OCS
Voici une série riche et ambitieuse. La première moitié de la première saison de The Deuce, dont la diffusion vient de s’achever, est consacrée à la prostitution, et à l’environnement dans lequel elle baigne. À l’heure des débats, en France, sur la pénalisation des clients de prostitué-e-s, les auteurs marchent sur une ligne de crête, mais ils évitent tous les écueils.
Le personnage principal est un barman des bas-fonds du New York filmé, à la même époque, par Martin Scorsese : par sa position, il se retrouve au croisement de toutes les histoires de la nuit. Prostituées, macs, policiers et mafieux se rencontrent dans son bar. Notre barman n’a pas d’a priori moral : à la fin de la journée, « tout le monde doit boire ». D’emblée, la série insinue une douleur sociale qui reste le fil rouge de David Simon depuis The Wire. Le showrunner, ex-journaliste, s’intéresse aux rejetés de l’humanité, qui sont autant de Christ de substitution. Après les toxicomanes de Baltimore, place aux femmes qui se vendent, dont on découvre les vies sordides, qu’on prend en sympathie.
Dans ce monde qui semble se développer en parallèle du nôtre, la prostituée est respectable. Elle est même glorifiée pour son rapport au tragique, sa mission de nettoyage de l’invisible, de gardienne des noirceurs de l’humanité. Essentielle à la société, reins du corps social, la prostituée permet à la vie commune de prospérer, elle en est la soupape de sécurité, la condition d’existence. Du client qui veut simuler un viol au vieillard seul à la recherche de compagnie, en passant par le rite de passage à l’âge adulte, tout y est. On y voit l’homme-animal, dépendant de ses pulsions, fruit d’une évolution de centaines de milliers d’années dont il ressent encore les déterminismes. Mais, plus largement, la série joue sur la notion de prostitution, avec différents personnages qui se « prostituent » physiquement ou intellectuellement : l’étudiante avec le professeur, la journaliste qui ne veut pas vendre sa plume, les bons pères de famille qui abdiquent leur vertu en ouvrant un bordel. Tout cela au désespoir du seul personnage moral de l’histoire, le barman.
Le plus brillant dans la riche œuvre créée par Simon et Pelecanos est probablement le niveau de réalisme à laquelle elle parvient. La déshumanisation est l’un de ses propos : un quotidien sauvage, des vies violentes, sang et sperme, femmes battues, policiers et politiques corrompus, montagnes d’ordures, voilà le cœur de la série. The Deuce est interdit aux moins de seize ans, et refuse les précautions de la télévision grand public.
La réflexion sur la prostitution ne fait qu’ouvrir la voie au vaste propos que The Deuce entend tenir. Au fil des épisodes, la toile se tisse. On commence à se demander ce que fait la police et on découvre la corruption. On imagine que des journalistes courageux pourraient faire état des pots-de-vin et autres techniques mafieuses des forces de l’ordre, mais un rédacteur en chef consciencieux exige davantage de preuves. La mafia joue son rôle : elle tient le quartier dans lequel se déroule la série, mais les hommes qui la composent sont plus calmes et plus polis que l’image que nous pouvons avoir d’eux. Le sujet se précise : sur le terreau longuement décrit par Simon et Pelecanos, nous allons assister à l’essor du cinéma pornographique.
Les prostituées sont évidemment les premières actrices de ces films, mais, très vite, des « non-professionnelles » manifestent leur envie de tourner. Les premiers « peep show » voient le jour. Les films lesbiens fonctionnent bien. Pas autant que les scènes interraciales, ou de zoophilie. Une nouvelle fois, la série nous met face à l’humanité à laquelle nous appartenons, avec des dialogues et une mise en scène toujours aussi rugueux. Les premières actrices sont fières de leur travail. Pour une partie d’entre elles, c’est une sortie de la prostitution, davantage de revenus, et moins de danger. En un mot, c’est un progrès. C’est sans doute pour cela que les auteurs lui donnent une couleur de clair-obscur.
Très au-dessus de ses nombreux concurrents actuels en termes de réalisation, de jeu d’acteur ou encore de scénario, The Deuce ouvre de multiples pistes de méditation. Sans lourdeur inutile, les épisodes nous invitent à une réflexion sur le rapport de nos sociétés au sexe, à la pornographie, à la femme-objet, à l’homosexualité. La série ne dit pas, elle sous-entend, par des regards, des attitudes, ou des dialogues. Comme ce policier, qui trouve que tout cela « ain’t right ». The Deuce veut faire voir au-delà de la répression aveugle d’une morale mal placée, faire accepter les laideurs du monde, en somme nous libérer de notre regard, nous faire réfléchir. Dans Humain, trop humain, Nietzsche écrivait : « Que l’homme cache ses mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue avec franchise. »