Hermann Hesse (1877-1962) est l’un des principaux romanciers allemands du XXe siècle et aujourd’hui encore l’un des plus lus à travers le monde. Il a reçu en 1946 le prix Nobel de littérature. Si, en Allemagne, son œuvre avait bien fait l’objet d’une édition complète, tel n’était pas le cas en France. C’est à ce manque que viennent de remédier les éditions de La Coopérative en publiant la traduction du dernier opus de l’édition allemande, paru en 1971 chez Suhrkamp, à Francfort-sur-le-Main, avec une postface de Siegfried Unseld, ami de Hesse et directeur de la maison d’édition.
Hermann Hesse, « La foi telle que je l’entends ». Trad. de l’allemand par Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson. La Coopérative, 192 p., 19 €
Il s’agit d’un recueil, non de textes romanesques, mais de textes d’idées, d’extraits de conférences, d’exposés, d’articles parus dans la presse, de lettres (qui s’échelonnent de 1910 à 1961) et de poèmes de Hesse. L’ouvrage publié par « La Coopérative » contient l’intégralité des textes réunis par Unseld. Il comprend aussi d’autres lettres (ou extraits de lettres) jusqu’alors inédites. L’ensemble est regroupé dans l’édition sous le titre d’un des composants de cette compilation : « La foi telle que je l’entends ».
Dans un premier temps, le lecteur est un peu déconcerté par l’aspect disparate des textes regroupés. Dans ce livre composé de trois parties sans titres, il peine à trouver une cohérence interne. Il le feuillette, lit la table des matières pour se repérer et constate que le même intertitre, « Regard sur l’Extrême-Orient », introduit deux regroupements différents (p. 39 et 71). Puis, toujours en quête de sens, à la recherche d’un chemin, il est tenté de lire en premier… la postface. Mais, finalement, pourquoi ne pas commencer par le début ? Le lecteur se rend vite compte que c’est la bonne voie. Dès l’instant où il se plonge dans ces textes, il part pour un voyage passionnant à la rencontre de Hesse, de ce qui constituait le fondement de son être, de sa pensée, de sa spiritualité, de sa foi et de son œuvre.
Il n’est pas inutile de rappeler que Hesse fut toute sa vie une sorte de « nomade ». Son nomadisme, pour une part, le conduisit à changer trois fois de nationalité, au gré des événements familiaux. Il fut successivement allemand (plus précisément wurtembergeois), suisse, puis de nouveau allemand avant d’opter définitivement pour la citoyenneté suisse. Ce nomadisme se retrouve d’autre part dans son intérêt constant pour l’étude des religions qui le fit « passer » de l’une à l’autre sans pour autant qu’il se convertît à aucune.
Issu d’une famille de pasteurs (ses grands-parents maternels furent envoyés en mission en Inde dans les années 1850-1860), il fut élevé dans la tradition protestante piétiste. Il ressentit très tôt, et plus fortement lorsqu’il fut pensionnaire au séminaire de Maulbronn, la contrainte d’un luthéranisme qu’il jugeait rigoriste et desséché, sans message universel divin, et qui lui semblait si peu en phase avec son caractère rebelle et sa foi naissante. Au fil des années, Il se rapprocha du brahmanisme puis étudia le bouddhisme, celui de l’Inde puis celui de la Chine. Il lut Confucius, Lao Tseu… Il discerna les passerelles qui, dans sa vision englobante, s’établissaient « naturellement » entre la sagesse extrême-orientale et celle des religions occidentales. Vers la fin de sa vie, fort de cette connaissance, il se rapprocha à nouveau des religions chrétiennes et plus particulièrement de l’« Église de Rome » plutôt que de celle de Luther.
Sa vive intelligence axée sur une religion puis sur une autre le fit parvenir à une compréhension profonde de chacune et lui permit d’aboutir enfin à une synthèse apaisée qu’il formule dans des écrits comme « Ce que je crois », « La foi telle que je l’entends » et « Un peu de théologie ». Ces trois textes renferment l’essentiel de sa conception du monde, de l’homme et de la spiritualité, mais elle se fait jour également dans les multiples reprises, rappels et variations, en échos quasi symphoniques, dans tous les extraits présentés provenant des différentes époques de sa vie.
Au fil de la lecture, on se construit une idée de plus en plus claire et précise de la foi de l’écrivain. La foi de Hesse, c’est sa foi en l’Homme, parce qu’il décèle en l’être humain une capacité de l’âme à franchir, au cours de la vie, différents stades d’évolution. Le premier, Hesse le nomme le stade de l’innocence, de la naïveté. Le suivant est celui de la morale et de la culture et (« par conséquent », pense-t-il) de la culpabilité et du désespoir. Ce deuxième stade est crucial car beaucoup de ceux dont l’âme est faible y connaîtront l’échec et le naufrage, pendant que d’autres, moins nombreux, dépasseront le stade de la morale et de la culture et accèderont, par la force de l’esprit et de la volonté, par force d’âme, à un nouvel état d’innocence, au stade supérieur de l’« Éveil ».
Sa foi est exigeante, presque aristocratique, fortement imprégnée d’élitisme. Hesse fait une distinction tranchée entre « ceux qui auront part à la noblesse et au tragique de l’humanité supérieure » et ceux qui, restés au bord de la route, constituent « la masse », « la foule » des « êtres de rang inférieur », propos qui ne laissent pas d’étonner et de questionner au premier abord tant on pourrait y voir l’empreinte d’une idéologie raciste et mortifère. Cependant, Hesse est aux antipodes de cette conception. Pour lui, il n’y a pas d’« élu » que choisirait une instance supérieure pour guider, régner ou asservir, mais un être humain qui s’approprie sa liberté, son humanité par l’effort, par la force de son intelligence et de son « âme ». C’est bien à ce stade de dépassement que Hesse fait allusion quand il écrit : « Je crois que la vie a un sens […]. Aux instants où je suis pleinement vivant et éveillé, j’entends en moi la voix de ce sens […] Ce que la vie me demande en ces instants, je veux tenter de l’accomplir, même si cela revient à s’opposer aux modes et aux lois en vigueur ».
Il est important de mettre en évidence que, pour Hesse, Dieu n’est pas l’instance qui anime de son souffle une statue de terre rouge, créant ainsi l’espèce humaine. Pour lui, Dieu est une force qui tantôt afflue, tantôt reflue, une force aux composantes souvent antagonistes, un voile dont chaque humain est un fil, un voile chamarré et chatoyant constitué de processus vitaux qui forment tous ensemble une « unité ». De cette unité, l’homme « en éveil » a la prescience et il peut en faire l’expérience vécue pendant de brefs instants de lumineuse fulgurance, qu’il soit « religieux » ou « rationnel » (et Hesse se dit plutôt de type rationnel). C’est en cet homme qu’il croit, un homme capable d’accéder à ce stade de conscience et d’expérience, loin des dogmes, quel que soit son environnement religieux.
L’utilité de cette parution est évidente à plus d’un titre. Elle permet d’abord de porter un regard neuf et acéré sur ce que les dogmes et les nationalismes peuvent engendrer de sectarismes et de fanatismes en cette époque d’errements criminels. Ensuite, on se rend compte à quel point cette traduction manquait au lecteur français. En effet, elle permet de lire ou relire les écrits de Hesse, surtout ses romans et ses nouvelles, avec une grille de compréhension affinée, car toute son œuvre romanesque est irriguée par sa spiritualité et sa foi mystique. Ses personnages sont à des degrés divers l’incarnation de sa vision de l’être humain en quête de sens qui, au cours de sa vie, tente d’évoluer vers une spiritualité supérieure. C’est par exemple le cas dans la courte nouvelle intitulée « Klein et Wagner » parue dans le recueil Le dernier été de Klingsor (1920). Klein, voleur en fuite, personnifie le deuxième stade, celui de la culpabilité et du désespoir, qui échoue à évoluer et retombe au stade de l’innocence par son suicide dans un lac italien où il se laisse couler, sans mouvement, sans résistance, les yeux grands ouverts. Il descend dans la profondeur, accueillante comme une matrice, en une sorte de naissance à rebours.
Un dernier mot pour saluer la qualité de la traduction, d’une grande précision, claire et fluide, à propos de laquelle on se prend presque à regretter qu’on n’ait pas « laissé passer » quelques « germanismes » qui nous auraient rappelé avec profit que Hermann Hesse est un écrivain de langue allemande…