L’apport majeur de l’enquête menée par le sociologue Yannick Barthe auprès des vétérans français des essais nucléaires est de « faire perdre à la victimisation son caractère d’évidence ». Non, le « devenir victime » n’a rien d’évident. Non, on n’y accède pas par un coup de baguette magique. Non, il ne suffit pas de se dire victime pour être reconnu comme tel.
Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime. Seuil, coll. « La couleur des idées », 256 p., 21 €
La condition de victime fait l’objet depuis quelques années d’un intérêt croissant des médias, des politiques et des sciences sociales. Enquêtes, recherches et essais se multiplient, soit pour dénoncer les effets pervers de la « victimisation » [1], soit pour attirer notre attention sur un nouveau gouvernement du politique qui prendrait appui sur la « puissance mobilisatrice de la souffrance [2] » et la montée des claims of suffering [3]. Quelles que soient les approches théoriques qu’ils défendent ou les terrains d’enquête qu’ils mobilisent, ces travaux ont en commun de décrire le statut de victime comme quelque chose d’enviable, à quoi tout le monde peut prétendre. Le coût d’accès à la condition de victime est au contraire particulièrement élevé. Et il est élevé non parce que les victimes seraient régulièrement frappées d’un soupçon d’inauthenticité, mais parce que se reconnaître comme victime, s’identifier à ce statut jugé parfois misérabiliste et stigmatisant, est loin d’être simple. À rebours donc des considérations générales sur « l’irrésistible ascension » des victimes, Yannick Barthe se propose d’étudier la victimisation comme un processus toujours incertain, en débarrassant « au passage ce terme de tout jugement moral ». L’ambition de ce récit qui s’appuie sur une enquête sociologique n’est donc pas de statuer sur le caractère légitime ou illégitime de la victimisation mais de répondre à une question, en apparence très simple : comment devient-on victime ? Comment les individus qui ne se pensaient pas comme des victimes en sont-ils venus à revendiquer ce statut et à être reconnus comme tels par d’autres ?
Tenter de résoudre cette énigme, c’est pointer d’emblée un paradoxe : « Comment, en effet, comprendre ce paradoxe de la victime qui, d’un côté, revendique d’être reconnue comme telle et qui, de l’autre, ne parvient pas à s’approprier pleinement cette catégorie ? » C’est cette tension, cette ambivalence de la condition de victime, que Yannick Barthe ne cesse d’interroger au fil des pages d’un ouvrage dense, fin et stimulant.
L’histoire qui nous est racontée ici n’est pas celle des essais nucléaires menés par la France en Algérie dans les années 1960 ou en Polynésie dans les années 1980. Ce livre a davantage pour objet le récit des individus ayant participé à ces essais nucléaires et qui proposent une histoire alternative à celle de l’histoire officielle. Ces individus sont des soldats de l’armée française ou des travailleurs [4] qui ont commencé, à partir des années 1990, à revendiquer le statut de victime car un certain nombre d’entre eux étaient tombés malades. 150 000 personnes auraient été concernées par le phénomène. À partir d’une série d’entretiens avec les vétérans des essais nucléaires réunis autour de l’association AVEN [5], des notes prises lors des réunions de l’association ou encore d’analyses de documents d’archives ou de débats parlementaires, Yannick Barthe tente de démêler la tension inhérente à la cause de ces « oubliés de l’atome ». Nous l’avons dit, l’ambition première de ces personnes est de revendiquer une forme de reconnaissance par l’État de leur condition de victime, ils reprochent à l’armée de les avoir abandonnés à leur sort. Dans le même temps, ils expriment une forme de fierté d’avoir participé à une grande « œuvre nationale », celle de la fabrication de la bombe atomique censée empêcher le déclenchement d’une nouvelle guerre. Comment peut-on revendiquer le statut de victime tout en étant fier d’avoir participé à une entreprise qui est précisément responsable des problèmes médicaux que l’on subit ? Plutôt que de voir dans cette ambivalence le signe d’un processus de victimisation inachevé, Yannick Barthe se propose de prendre cette contradiction au sérieux en suivant les acteurs pas à pas dans leurs opérations critiques.
De cette prise au sérieux résultent trois apports majeurs résumés au chapitre 7 de l’ouvrage dans lequel l’auteur propose quelques éléments d’analyse de portée plus générale. Le premier apport consiste à considérer la victimisation comme un processus avant tout collectif. « On ne devient pas victime tout seul », c’est-à-dire qu’on ne passe pas de la singularité du cas à la constitution d’une cause sans la mobilisation des personnes ressources. Le devenir victime nécessite en effet la participation des « victimisateurs », ces experts militants ou militants experts (avocats, journalistes, médecins) qui font le lien entre les problèmes de santé touchant les individus et leur expérience atomique. Car le doute, le « ça a fait tilt » [6], vient rarement des individus eux-mêmes. C’est souvent un de leurs proches ou un médecin généraliste qui suggère le lien de causalité, ou bien c’est par la publicité donnée à la critique des essais nucléaires qu’ils prennent conscience de leur condition. Mais, affirme l’auteur, « de même qu’on ne devient pas victime tout seul, on ne le devient pas non plus en un jour ».
La victimisation est un processus émaillé de multiples épreuves et présente plusieurs difficultés. Celle avant tout qui consiste à apporter la preuve du lien de causalité entre l’exposition à la radioactivité et des dommages qui surviennent longtemps après. Quand le temps de latence est aussi important (plusieurs dizaines d’années), certaines données concernant l’exposition sont tout simplement perdues. La déliaison entre l’exposition et les conséquences de cette exposition fragilise donc toujours davantage la reconnaissance du statut de victime, notamment dans les arènes judiciaires. À ce problème de la preuve s’ajoute celui des ajustements toujours délicats entre victimisateurs et victimes. En témoigne l’exemple des militants anti-nucléaires qui peuvent difficilement partager le sentiment de fierté revendiqué par certains vétérans.
Le deuxième apport majeur de l’ouvrage est de penser la victimisation comme un processus toujours réflexif « consistant pour des individus à problématiser le passé ». Par réflexivité, Yannick Barthe entend la capacité des acteurs à porter un regard critique sur leur propre histoire, à en proposer de nouvelles descriptions et à saisir le passé à partir du présent. Cette réflexivité qualifiée du « premier degré » a pour principale cible l’État et l’armée. Elle va de pair avec une réflexivité du « second degré » qui consiste à porter un regard critique non plus sur le passé mais sur le présent, sur le mouvement lui-même, sur les alliances à opérer, et finalement « sur ce que cela veut dire d’être ‟victime” ». Pour certains adhérents de l’association AVEN, « victime » serait une notion « trop forte » car elle suppose une certaine passivité qui est difficile à endosser pour certains militaires de carrière. « Victimes mais pas que ». Ou, comme le note Barthe, « le discours de la victimisation apparaît soudain trop réducteur, ne prenant pas suffisamment en compte la singularité des histoires individuelles ni la complexité des situations ». Cette réflexivité du « second degré » soulève aussi la question de savoir où tracer la frontière entre bonnes et mauvaises victimes, entre individus qui ont davantage de légitimité à prétendre à ce statut. Un militaire de carrière censé « mourir pour la patrie » et conscient des risques qu’il encourt peut-il revendiquer le même statut qu’un simple civil ou qu’un appelé « qui n’a rien demandé » ? Enfin, la reconnaissance du statut de victime est fragilisée par la présence de nombreux « relativisateurs », presque aussi nombreux que les victimisateurs, pour qui la relation de causalité n’est pas démontrée. La reconnaissance du statut de victime engendre de fait des controverses qui se déploient dans des sphères multiples (judiciaire, scientifique, médiatique ou encore militante).
Ceci nous amène à pointer le troisième apport majeur de l’ouvrage qui a trait à la question de la responsabilité. Nous l’avons dit, la victimisation est un processus d’un coût particulièrement élevé pour les individus qui s’y engagent. Ils doivent démontrer, en premier lieu, qu’ils n’ont aucune responsabilité dans le malheur qui les frappe : leur cancer est dû à une exposition radioactive lors d’un séjour au Sahara ou en Polynésie. Ce travail de déresponsabilisation suppose une « mise en accusation », c’est-à-dire l’identification d’un responsable. Toutefois, cette « déresponsabilisation causale » a ceci de problématique qu’elle enferme la victime dans une forme de passivité, dans un manque de capacité à agir : la victime doit montrer qu’elle n’est pour rien dans le préjudice qu’elle dit avoir subi. Or la passivité est stigmatisante et socialement dégradante. Pour déjouer cette difficulté, les vétérans des essais nucléaires revendiquent le « droit d’en être fiers » : « Oui, nous avons participé à ces essais, nous en sommes fiers, mais nous ignorions tout des risques encourus ». L’accès au statut de victime suppose ainsi un deuxième type de déresponsabilisation que Yannick Barthe qualifie « d’agentive ». Pour certains individus, se dire victime revient en effet à résister aux traits d’innocence et de passivité régulièrement associés à ce statut.
Le processus de victimisation n’a donc rien d’évident et c’est l’un des intérêts de cet ouvrage que de le démontrer preuves à l’appui. En 2013, trois ans après le vote d’une loi sur l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires, « seulement 11 vétérans ont été indemnisés grâce à ce dispositif législatif, sur un total de 840 dossiers examinés par le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (le CIVEN) soit un taux de rejet de 98,7 % ».
La force de l’ouvrage et l’une de ses ambitions est de produire un modèle applicable à d’autres situations de victimisation. Que ce soient les victimes des risques environnementaux, de santé ou de violences conjugales, le même constat s’impose : la victimisation est avant tout un processus collectif, d’un coût particulièrement élevé et dont l’issue est toujours incertaine.
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Guillaume Erner, La société des victimes, La Découverte, 2006 (pour ne citer qu’un exemple).
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Didier Fassin et Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.
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Joseph A. Amato, Victims and Values. A History and a Theory of Suffering, New York, Praeger, 1990.
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Il s’agit notamment des employés du Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
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« Association des vétérans des essais nucléaires », créée en 2001.
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L’expression est utilisée par les enquêté.e.s.