Si loin désormais de l’enfer hitlérien, les romans témoignages sur l’État nazi se multiplient, et, pour cette seule année 2017, après l’excellent roman du Britannique David Browning, Zoo Station (Cherche Midi) et le puissant polar de l’Allemand Cay Rademacher, L’assassin des ruines (éditions du Masque), qui se situent, le premier à Berlin en 1939 après la Nuit de Cristal, le second au milieu des ruines de Hambourg en 1947, voici un nouveau titre de l’Américain Roger Salloch, fils d’immigrants allemands : Along the Railroad Tracks. Une histoire allemande.
Roger Salloch, Along the Railroad Tracks. Une histoire allemande. Trad. de l’américain par Olivier Maillart. Maurice Nadeau, 168 p., 19 €
Ce livre, quant à lui, prend les choses à leur point de départ en situant son intrigue à Berlin en 1935, au lendemain de la Nuit des longs couteaux et de la rivalité entre les SA et les SS, les derniers étouffant dans le sang les premiers (comme le montre le film Les damnés, de Visconti). Le noir, dès lors, est partout et éteint les couleurs. Le nazisme en est à son aurore, et Hitler, balayant l’Histoire, entend bâtir pour mille ans un Reich à partir de zéro; c’est bien dans le cercle noir du zéro que se déroule l’intrigue de ce livre avec en couverture – en ouverture − un tableau du père de l’auteur, Heinz Emil Salloch, qui, dans un art cubiste qu’on jugera bientôt « dégénéré », évoque l’innommable avec un triangle jaune inscrit dans la barre noire d’une croix gammée encore en sa première branche, tableau dont on ne peut qu’admirer le caractère prémonitoire.
Le premier roman de cet Américain d’origine allemande né en 1945 aux États-Unis, où son père a débarqué après avoir fui Hambourg en 1938, est promis au succès dans notre Europe qui a connu la mutilation du nazisme : traduit et publié l’an dernier en Italie, Una storia tedesca, l’Allemagne s’apprête à le découvrir dans la langue de son père, et, fidèle à la mémoire de celui qui fut avant tout un découvreur de talents, voilà qu’il paraît aux éditions qui perpétuent le nom de Maurice Nadeau. C’est un livre qu’on lit d’une traite, en courant le long des rails qui, conduisant à la catastrophe, ne peuvent évoquer pour nous que le train d’Auschwitz. On connaît l’histoire et son cours fatal, n’en déplaise aux négationnistes.
Dans la Berlin qu’animent encore, en ce printemps 1935, les tilleuls de l’avenue Unter den Linden, ce grand jeune homme qui enseigne la peinture partage son temps entre trois femmes, deux jeunes élèves et sa mère, déjà accablée de vieillesse, qui lui a seriné l’histoire des Rois mages et pour qui il dessinera une lampe de papier en triptyque : l’Enfant Jésus surmonté d’une étoile de David – « D’ailleurs Jésus n’est pas encore chrétien » −, la Sainte Famille sous une croix, et les trois Rois apportant leurs cadeaux. C’est justement en compagnie de ses deux élèves qu’il a inauguré cet art de la lampe en carton ciré et peint. Cette histoire lui tient tellement à cœur et il la raconte si bien à ces jeunes filles qu’elles le surnomment Balthazar. Il est le Roi mage, celui qui déjoue les pièges d’Hérode, sans toutefois empêcher le massacre des innocents.
Telle est la parabole. Des deux filles, l’une est juive, Rébecca, l’autre chrétienne, Lotte : la première partira à temps avec les siens en gagnant – à pied – la Suisse, la seconde, sans y adhérer ni obéir, suivra sa famille dans son destin nazi, son jeune frère appartenant aux brigades de jeunesse fanatisées. Ces deux filles sont tout à la fois des amies proches et des rivales, et Reinhardt, leur professeur, restera partagé entre ces deux cœurs. Pour le meilleur : l’art et l’amour et cet éclat qu’il voit en elles et qui rachète la peste brune par l’exhortation de Goethe : Mehr Licht, plus de lumière, alors même que l’Allemagne s’enfonce dans les ténèbres et le grand trou noir du zéro. Et pour le pire, si le lecteur veut bien suivre, avec le peintre, ce chemin d’enfer. Ce professeur d’arts plastiques a une très haute idée de sa mission : « Enseigner, c’est apprendre à voir », déclare-t-il, et lorsqu’il emmène la jeune Lotte à la Stadt-Galerie, ils voient bien qu’il n’y a plus rien à voir : où est passé Kandinsky, qu’est devenu ce Klee sur ce mur où ne reste que la tache grise de l’absence ? Est-il vrai que Reinhardt ne forme que des « barbouilleurs dégénérés » ? Hitler, certes, se disait peintre, mais sans doute ne pouvait-il produire que des « natures mortes » et non ces « still lives » que revendique ce professeur de beauté. Le Führer a l’air de sourire, mais regardez bien, nous dit-il, « le sourire n’est en fait qu’une ombre projetée par le soleil, et lorsque le soleil se cache derrière un nuage, le sourire vide les bâtiments des environs de tout ce qu’ils contiennent ». D’ailleurs, le gardien du musée dit naïvement : « Il n’y a rien à voir ici », et Lotte, excédée par le spectacle de toutes ces œuvres décrochées que son professeur lui décrit avec la même précision que les « êtres-livres » de Truffaut dans Farenheit 451 récitant les livres qu’on a brûlés, tire enfin la juste leçon : « Nous sommes ici pour fermer les yeux ». Oui, nous sommes bien là dans un monde à l’envers, et le nazisme marche sur la tête.
Comme dans La plaisanterie ou dans L’insoutenable légèreté de l’être, une missive mal interprétée va précipiter le drame ou la tragédie : une lettre que Rébecca adresse à cet homme tant aimé qu’elle quitte dans cet exode des Juifs, une lettre donc qu’elle remet à Lotte qui la lit et en fait état, contient tout à la fois un aveu et une accusation. Mais, alors qu’elle parle d’espionnage, qui peut comprendre la métaphore dont elle use ? Qui, dans ce régime, est capable d’humour ? Salloch rejoint ici Kundera.
Dans un style d’une extrême sobriété, économe d’images, aux adjectifs parcimonieux, d’un art minimaliste qui n’est pas sans évoquer, ici Hemingway, là Peter Handke, signataire de l’épigraphe et, dit-on, ami de Salloch, ce roman est semblable au diamant blanc que le narrateur inscrit au front du cerf, image récurrente d’une esthétique de la Renaissance et exaltation de la fabuleuse autant que lumineuse escarboucle − ce carbunclo cher à Góngora le baroque − qui est là pour contrebalancer, par l’immense richesse culturelle de l’Allemagne d’avant, ce grand vide qui a saisi le IIIe Reich. Mais, même si l’espoir, dit-on là, est « compliqué », il restera quand même « sur la rivière, le contour de la maison dessinée par Rébecca, flottant sur sa feuille, [qui] avance vers l’avenir comme un rêve sous un globe de verre ». Car, en toute fin, l’art, qu’il soit dessin, peinture ou écriture, se dresse, immarcescible, sur le tableau noir, et si le lecteur entre dans la voie de l’artiste, eh bien ! le cauchemar cédera la place au rêve.