L’Atelier du roman, Toute la lire et L’intranquille sont à la fois des lieux qui explorent des œuvres, cherchent à dessiner une cartographie intellectuelle et sensible du travail singulier d’écrivains, et des laboratoires qui offrent à lire des textes de création littéraire.
L’Atelier du roman, n° 91
L’Atelier du roman est une revue littéraire trimestrielle fondée en 1993 par l’essayiste Lakis Proguidis. Chaque numéro est divisé en deux parties : un dossier consacré à un auteur, et un assortiment de critiques, de récits et de nouvelles. Les pages s’ornent de dessins de Sempé.
Parmi les écrivains ayant fait l’objet de numéros précédents, on trouve Hermann Broch, Witold Gombrowicz, Italo Svevo, Marie NDiaye, Kenzaburo Oé, Chesterton, Gabrielle Roy, Arrabal, Georges Perec et Anna Maria Ortese. Les choix sont éclectiques : ces dernières années, on a vu des dossiers sur Pia Petersen, romancière danoise d’expression française, Alfred Döblin et Charles Dickens.
Le numéro 91 jette un nouvel éclairage sur l’œuvre de Yasmina Reza. Comme d’habitude, les collaborateurs sont une réunion d’universitaires et d’écrivains, mais le ton n’est jamais académique, chacun apporte sa touche de fantaisie, d’humour et de poésie.
Ainsi, Pascale Roze observe que la prose de Yasmina Reza oscille entre le théâtre et le roman, que ses personnages sont comme des acteurs sur scène devant un lecteur/spectateur. Agathe Novak-Lechevalier nous apprend que le signe de ponctuation favori de Reza est la virgule, qu’« à l’intérieur même de la phrase, tout est fait pour favoriser une forme de circulation ». Dans un long entretien, Yasmina Reza répond aux questions de Lakis Proguidis, chose inhabituelle, parce que, le plus souvent, elle refuse d’être « mise dans la position du commentateur parasitaire » de ses propres écrits. Elle explique que « le commentaire de l’écrivain sur son œuvre est grotesque ; ce n’est pas à lui de la commenter. Lui, il offre quelque chose, il lance une bouteille à la mer qui est destinée à un vis-à-vis ».
Pourtant, son analyse de son livre sur la campagne de Nicolas Sarkozy est passionnante : « Contrairement à ce qu’on croit, les hommes politiques ne choisissent pas cette voie par attrait du pouvoir mais pour vivre en lévitation. Au-dessus de la vraie vie, de la vie contingente, lente. Comme les acteurs, les joueurs, les coureurs automobiles… J’ai appelé ce livre L’aube le soir ou la nuit parce qu’il n’existe pas de plein jour […] Il me semble que dans la perte des liens intimes avec le temps, Nicolas Sarkozy nous représente tous mieux qu’aucun personnage de fiction… »
Dans la partie « libre » du numéro 91, on se régale du récit autobiographique de l’écrivain togolais Théo Ananissoh (qui publie un roman chez Gallimard), un hommage à son oncle, mécanicien formé en Allemagne que l’auteur a dû « trahir » en s’inscrivant à la Sorbonne.
Longtemps soutenu par Flammarion, L’Atelier du roman est provisoirement abrité par les éditions Pierre-Guillaume de Roux, mais il doit bientôt changer de parrain. S. S.
La 91e livraison de L’Atelier du roman est disponible en librairie. On peut s’y abonner directement sur son site. Prix : 20 €.
Toute la lire, n° 3
Une revue pleine de curiosité(s). Ce troisième cahier décrypte des runes comme de l’amharique, explorant l’espace et le temps. La langue est au cœur des choix de textes, qui inclut des traductions mais aussi des textes de lisières, des langues de transfrontaliers : le français anglo-cosmopolite de Leslie Kaplan, une réécriture du « Bateau ivre » à l’ère des migrants, un récit moscovite qui mêle ethnologie, linguistique et gastronomie, le français ébréché d’une poignée de Turcs installés dans le Jura. Des déploiements qui testent les limites du langage : jeux avec le langage cinématographique, informatique, voire mathématique.
Le versant « graphique » de cette « poégraphie » est un peu austère, mais peut-être la variété des signes importe-t-elle moins que les liens plus ou moins visibles qui existent entre eux. S. E.
Toute la lire (revue de poégraphie) est publiée par les éditions Terracol.
L’intranquille, n° 13
L’intranquille est une revue de littérature qui, depuis 2011, relaie la revue Chroniques errantes et critiques. Sa mise en page axée sur la typographie, la photo et le dessin crée un ensemble poétique et gracieux.
Le dossier central du dernier numéro s’intitule « Particules fines ». Au premier abord, il s’agit d’une enquête sur l’un des plus grands problèmes environnementaux de notre époque, souvent mis sous le tapis. Mais ces particules fines méritent d’être regardées de près : comme chaque objet littéraire, même le plus nocif, elles possèdent leur part de beauté.
Comme on le voit dans « CELA » de Christophe Manon, poème où phrases et mots sont déconstruits et relayés dans une typographie fantomatique. Dans un « Poëme champêtre et Franco-Anglais », intitulé « Le muguet mugit L’iris is L’ire est », accompagné de photos, Julien Blaine interroge les rapports entre botanique, étymologie et génération. Questionnement biologique repris par Natale dans « Dieu est enceinte » : « Je crois en Dieu comme une lionne / Qui enfante des galaxies / Sous sa crinière d’antimatière / Elle rugit sans un cri ». Quant à Tristan Felix, elle aussi considère l’acte sexuel sous l’angle de la microbiologie : « Parties fines, particules fines : risque de confusion ». Elle illustre son article par ses obscures photos chimiques, vaguement anthropomorphiques.
Tout ce qui naît doit un jour mourir, thème repris dans de très belles traductions d’un poème de D. H. Lawrence – « Le serpent » – et un autre de Dylan Thomas, « Et la mort sera sans empire ».
Voilà donc une revue qui secoue son lecteur, perturbant sa tranquillité apathique, en montrant qu’horreur et poésie sont deux faces d’une même pièce. S. S.