Se rendre perméable

Depuis plus de trente ans, La Revue des revues invente un espace communautaire d’une immense liberté qui permet de débroussailler le terrain des revues qui se publient en France. C’est la curiosité qui y préside ! On s’y engage par toutes sortes de voies – des recensions critiques, des dossiers thématiques, des témoignages d’écrivains ou d’intellectuels, des chroniques… Le numéro qui paraît à l’occasion du Salon de la Revue dont En attendant Nadeau est partenaire (les 11 et 12 novembre 2017, à l’Espace des Blancs Manteaux, 75004 Paris) synthétise sa démarche bienveillante, accueillante, qui rend possible l’émergence d’un sentiment commun.

La Revue des revues, n° 58

Revue des Revues CommunautéFaire une revue, c’est être ensemble. Que l’on soit nombreux ou pas, on s’y réunit, on y cherche, et parfois on y trouve, un chemin commun, une direction. On n’y est jamais seul. Comme l’écrit Arno Bertina – dont le dernier roman publié aux éditions Verticales, Des châteaux qui brûlent, questionne une parole politique commune qui se cherche – dans l’intervention très personnelle qui inaugure ce 58e numéro : une revue, c’est « le travail d’un collectif, d’un groupe d’individus convaincus que ce qu’ils écrivent ensemble aura plus de puissance que ce qu’ils auraient fait tout seuls ». Faire une revue, c’est ainsi additionner des forces, accumuler des différences. C’est, lorsqu’il s’y est lancé, ce qui a fait « naître en [lui] un désir de communauté ». Bertina exprime l’essence même du travail de la revue lorsqu’il figure une sortie de soi-même, de sa solitude, de sa ponctualité. Pour lui, la revue n’est pas un lieu figé qui défend quelque chose de clos sur soi-même, c’est au contraire une ouverture, un appel d’air. Il écrit ainsi : « les revues inventent mon appétit, elles donnent une forme à l’énergie » ; elles le font sortir de ce qui l’occupe lui seul, ajoutant que « la forme immatérielle d’une revue c’est l’amitié ou la curiosité et la circulation. Se rendre perméable ».

Cette perméabilité, le mouvement de l’autre vers soi et retour, stimule les intérêts, solidifie les opinions, structure des groupes, ordonne des époques. Ce numéro de La Revue des revues explore les rapports au début du XXe siècle entre des écrivains de langue française et les revues qui fleurissent en Italie. De la revue Poesia animée par Marinetti et laboratoire du futurisme qui accueille Jules Romains jusqu’à la brouille entre Remy de Gourmont et Riccioto Canudo, lequel pendant dix années anima les chroniques italiennes, en passant par la passion commune d’Argendo Soffici et Picasso pour Cézanne considéré comme « un autre soi-même » ou les positions que prit Apollinaire face au futurisme et au « sens de la responsabilité orphique ». On y découvrira aussi l’influence essentielle de la littérature française dans le paysage culturel italien au tournant des XIXe et XXe siècles ou l’importance des réseaux qui s’établissent entre les deux pays. Ce dossier riche, parfois un peu trop universitaire dans son ton, rappelle bien qu’une revue « est un lieu de rencontres et un carrefour d’influences », une sorte de laboratoire poétique qui offre des perspectives sur la littérature et les idées.

Philippe Soupault, à qui un article est consacré dans le dossier, disait que tout revient à l’amitié parce qu’il n’y a pas d’ennemis en littérature, que  « d’un côté, il y a mes amis, et de l’autre, le reste ». Les communautés qu’établissent les revues sont plus ou moins lâches, plus ou moins solidaires. Pour Michel Crépu qui confie : « Je venais de lire L’archipel du goulag, je voulais faire quelque chose. Une revue, par exemple. Un samizdat », cela revient à une lutte, dont il faut être « les héros ». Pour Michel Surya qui anime depuis trente ans la revue Lignes (dont le numéro anniversaire vient de paraître), tout tourne autour d’une résistance nourrie de l’idée « que la littérature, autant que la pensée, est intéressée à la politique », que l’organisation d’un collectif dans une revue ce n’est pas facile ni évident, que « c’est au prix qu’[il a] su tenir à distance la tentation d’aligner ses contributeurs. Définition basse ou ironique possible du titre : ce qui ne ‟s’aligne pas”, mais qui n’aligne personne ».

Ne pas s’aligner, chercher toujours. Dans ce numéro, on découvrira d’autres revues, d’autres paroles. Ainsi, la traduction en français de Feu !!, Harlem 1926, unique numéro d’une revue afro-américaine qui constitue « vraiment un événement pour notre connaissance de la culture à New York, en plus de celle de l’émergence d’une culture noire moderne ». Mais qui rappelle aussi que l’idée qui y préside « est de mettre en avant des sujets qui leur sont propres dans un esprit narratif qui ne se distingue pas beaucoup de leurs contemporains blancs ». On pensera, en ayant le désir immédiat d’y aller voir de plus près, au superbe (et censuré) Hier te fera pleurer (Gallimard) de Chester Himes qui répond parfaitement à cette démarche. On découvrira aussi la correspondance et « la longue amitié » entre Jean Paulhan et Bernard Groethuysen, leur obstination à « offrir à la Pensée […] un lieu où elle soit chez elle ». C’est ce lieu-là que cherchent les communautés de ceux qui font des revues, c’est ce désir singulier, ponctuel, puissant, qui les pousse à s’y investir, à jeter, comme l’écrit Yannick Kéravec à propos du premier numéro d’Artichaut, dans l’espace commun quelques « semences ». H. P.

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