XXI, l’une des revues d’information et de réflexion les plus dynamiques, et la Revue d’histoire moderne et contemporaine investissent l’actualité par des biais différents qui interrogent comment la pensée, l’étude, le savoir, l’enquête, nous engagent.
XXI, n° 40
Voici une revue dangereuse. Elle risque de vous dispenser d’acheter le moindre hebdomadaire, le moindre quotidien, mais, elle-même vendue en librairie et dans les gares, elle concurrence sans difficulté nos « 20 heures » comme la panoplie des livres dits d’actualité qui ressemblent trop à des articles expansés.
Dans XXI, des textes écrits et soutenus traitent posément de problèmes cruciaux alors qu’il paraît de plus en plus incongru de les définir comme sociaux et mondiaux. Rien n’y gomme les contradictions et les impasses, particulièrement dans ce numéro sous-titré « Voyage dans un pays éclaté ». Le choix de l’investigation patiente permet de montrer dans sa réalité inéluctable le tragique du monde tel qu’il est. Toutes nos curiosités fondamentales y prennent place quand Jean Rolin (savamment accompagné) s’initie et nous initie à la faune secrète de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ce qui en dit la vie des choses et des êtres divers, humains inclus, mais n’exclut pas le récit des trafics d’hommes dans le désert du Niger (« Pirates au Sahara »), la souffrance des femmes en Chine par la violence ravageuse des contraintes de la politique de l’enfant unique, et les heurs et malheurs de simples femmes qui ont joué de la frontière colombo-vénézuélienne pour tenter de s’en sortir un peu mieux mais où les avantages entrevus s’avèrent de cruels pièges.
L’écrit ainsi porté, le choix du traitement des thèmes tient du cinéma du réel, et pas seulement parce que Gwenn Dubourthoumieu y traite tout en photo, en un reportage très juste, des demoiselles de la Légion d’honneur. C’est ce caractère d’honnêteté qui permet de montrer nos apories et nos contradictions qui mènent de la cassure à la brisure totale de nos sociétés. À ce titre, l’observation de la vie d’un simple village du Berry par Olivier Brunhes, « Le chaudron de Montlouis », est remarquable. On va de la banale précision, sans emphase ni concession, balancée avec retenue, à la forme éduquée du fatalisme ; et plongés dans ce qui philosophiquement était la « nouvelle objectivité » des années militantes du passé, on en reste saisis d’effroi car on y voit nos propres sorcières de Macbeth. M. B.
Le quarantième numéro de XXI se trouve très facilement en librairie (15,50 €). Pour souscrire un abonnement, rendez-vous sur le site de la revue.
Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 64-3
La dernière livraison thématique de la Revue d’histoire moderne et contemporaine intitulée « Gens sans droits ? » est d’une brûlante actualité. Depuis une vingtaine d’années, la question de l’accès aux droits sociaux occupe le débat public au sein des sociétés européennes, américaines et asiatiques. Le discours anxiogène de certains médias et les crispations nationalistes jouent les « pauvres » contre les « étrangers » et laissent penser que l’immigration ou l’ouverture des frontières pourrait dangereusement déstabiliser les équilibres sociaux. Quelle contribution l’historien des sociétés d’Ancien Régime peut-il apporter à ces débats ? Rappeler que les sociétés du passé englobaient pauvres et étrangers sous une seule et même catégorie juridique, celle de « misérable », et qu’elles ne les considéraient pas nécessairement comme des gens sans droits.
Par leur travail, les onze auteurs qui participent à ce dossier (neuf articles et deux lectures critiques) coordonné par Natividad Planas (Université Clermont Auvergne) et nous invitent à réfléchir à « l’archéologie de l’exclusion » renversent les certitudes du présent. Ils montrent comment, du XVIe au XVIIIe siècle, les sociétés européennes furent traversées par des flux migratoires dont on soupçonne à peine l’existence de nos jours : la présence banale de musulmans en Europe avant la période coloniale, l’émigration économique des sujets du roi de France vers les territoires du roi d’Espagne, par exemple. Les contributions dévoilent comment les acteurs sociaux et les institutions débattaient des conditions d’accès aux ressources locales, depuis des formes d’assistance jusqu’à la jouissance de tel ou tel privilège, et comment ceux qui étaient dépourvus d’un ancrage local (étrangers et/ou misérables) revendiquaient leurs « droits de l’appartenance » à une communauté pourvoyeuse de reconnaissance et de ressources. À l’inverse, il est également question dans ce numéro de la fragilité de l’appartenance sociale et de l’instabilité des droits. Tout comme de nos jours, être citoyen et devenir étranger, perdre « ses droits » ou connaître un statut juridique amoindri, était une rupture dont quiconque pouvait faire l’expérience lors de guerres, de conflits religieux, de catastrophes naturelles, d’épidémies ou suite aux aléas de la vie quotidienne (endettement, violences sociales…) conduisant aux galères.
Alors, est-il heuristique de rapprocher les terrains de la sociologie contemporaine et ceux de l’histoire sociale de la période moderne ? Oui, lorsqu’on lit et qu’on confronte les articles de ce dossier. Interroger l’engagement de ceux qui revendiquent, pour eux-mêmes et pour ceux de leur condition, le droit au logement à Mexico entre XXe et XXIe siècle ou explorer les droits de l’appartenance dans les sociétés modernes à Venise, en Castille, dans le royaume de France comme dans la Nouvelle-Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, reste cohérent lorsqu’on se montre attentif aux acteurs et à la signification de leurs pratiques. Cette attention n’est pas moins pertinente lorsque le terrain d’enquête se situe dans des espaces de confinement : prisonniers de guerre étrangers dans l’Angleterre du XVIIIe siècle ou galériens du Roi-Soleil qui conservent et défendent, en dépit de tout, une véritable capacité d’agir. Ces sont les revendications de ceux que l’on appelle communément les « sans droits » et leur manière de faire valoir leur enracinement dans l’épaisseur du social que les auteurs de ce volume étudient et éclairent. V. M.