Les romans choisis pour cette quatrième entrée de Verne dans la Pléiade sont présentés dans l’ordre chronologique de leur parution : Le tour du monde en quatre-vingts jours (1873), Michel Strogoff (1876), Les tribulations d’un Chinois en Chine (1879), Le château des Carpathes (1892).
Jules Verne, Voyages extraordinaires. Michel Strogoff et autres romans. Édition publiée sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie-Hélène Huet et Henri Scepi. Illustrations originales de la collection Hetzel. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 250 p., 59 € jusqu’au 31 mars 2018, 64 € après
De ces titres, écartons délibérément Michel Strogoff, objet en son temps d’une adulation notable, mais qui apparaît aujourd’hui, et de loin, comme le moins intéressant des quatre. Je sais le plus grand gré à Jean-Luc Steinmetz, dans son excellente « Introduction générale » au volume, d’avoir subtilement laissé entendre, entre les lignes, qu’il ne serait sans doute pas loin de partager cet avis et (par conséquent) que l’emplacement privilégié réservé ici à ce livre (qui du reste a enthousiasmé Perec et d’autres mémorables auteurs) tient peut-être plus à sa notoriété (mélodrame sérieux, le sérieux d’un texte d’où toute franche rigolade est bannie étant de haute valeur ajoutée) qu’à son originalité littéraire.
Plus loin, puisque le directeur de l’équipe éditoriale pousse l’abnégation jusqu’à se charger lui-même de la notice spécifique de cette sombre histoire édifiante, on comprend mieux – et on approuve – les réserves jusque-là subliminales de l’éminent critique. Si Jules Verne, avec ce roman entièrement consacré à un héros d’une seule pièce victime du devoir (mais, rassurons-nous, il triomphe à la fin), extrêmement monolithique, sans une once de pensée personnelle ou d’humour, a traité un sujet qui a priori semblait lui convenir si peu (lui, le républicain certes modéré mais profondément allergique à l’autocratisme médiéval de la sainte Russie, vanter le sacrifice d’un « courrier » dévoué corps et âme au tsar, voilà un paradoxe un peu fort de café !), c’est pour complaire à son éditeur à qui le liait un curieux contrat moral fait de beaucoup de soumission presque filiale et de pas mal de révoltes sporadiques.
Quant à Hetzel lui-même, éditeur de Hugo l’exilé, n’était-il pas un fier démocrate ? Si fait, mais le portefeuille a ses raisons que le cœur ne connaît pas. La Russie était pour Hetzel un marché extérieur privilégié, grâce en partie à une dame, Maria Vilinska-Markovytch (sa maîtresse ? il se peut), traductrice de précédents romans de Verne et par ailleurs auteure de Maroussia, texte fort lacrymogène que nous lûmes dans notre préadolescence, que Hetzel retapa et publia en 1875 sans vergogne sous son propre pseudonyme de P. J. Stahl. Un texte « russe » de Verne, assuré d’une belle diffusion chez les Moscovites, c’est comme Paris pour un parpaillot, ça vaut bien une messe où romancier et éditeur sont de mèche. Mais ça ne produit pas de chef-d’œuvre.
Faites un test imparable : lisez le premier chapitre de chacun des quatre romans du volume. Un seul est cérémonieux, guindé, dépourvu de cette véritable furia d’écriture qui possède Verne en particulier dans l’époustouflant Tour du monde, une cabriolante clownerie juteuse dès ses premières lignes : Fogg, Passepartout, ce con de Fix, précurseur de l’adjudant Flick de Courteline, ils ont tous du sang dans les veines, oui, même le Phileas qui a toujours l’air d’avoir avalé son parapluie !
Marie-Hélène Huet campe dans sa contribution ces personnages de Théâtre des Funambules avec toute la verve désirable et il est temps de dire que Verne n’est jamais si vivant, si parfait dans son écriture, si malicieux, que lorsqu’un thème lui botte absolument. Le tour du monde est un délice pour enfants peu sages, amateurs de Foire du Trône et de barbe à papa, raison pour laquelle il a tant séduit les praticiens des farces et attrapes comme Raymond Roussel (mais lui y croyait vraiment) et Jean Cocteau, ce génie espiègle.
Un petit cran au-dessous – mais un tout petit cran – est le livre chinois des tribulations de Kin-Fo (plus qu’il n’en faut pour se divertir), où un jeune morveux désabusé de tout se voit traiter à l’aide de quatre grains d’hellébore par le vieux sage Wang. Jacques-Remi Dahan a déniché avec bonheur la source de ce conte cocasse et profond (qui fit à Hetzel tordre le nez tant le « truc » initial du suicide programmé pouvait être considéré comme sulfureux pour le public du Magasin d’Éducation et de Récréation) chez le premier Stevenson, celui, volontiers macabre, des Nouvelles Mille et Une Nuits. Le rapprochement, évident (je l’avais fait moi-même, sans nulle vanité), n’en est pas moins pertinent. L’ensemble du voyage, extraordinaire par sa vélocité, qu’effectue Kin-Fo à travers la Chine est en effet une fuite éperdue devant la mort qui le menace par sa faute, et dont Wang a machiné les horrifiques péripéties afin de vacciner son jeune disciple contre une décision de mourir beaucoup trop tôt, suscitée davantage par une sorte de snobisme des remèdes extrêmes au spleen que par une réelle conviction philosophique.
Là aussi, la présence de formidables comparses (le domestique Soun, incompétent et gaffeur ; les deux agents américains de la compagnie d’assurances La Centenaire, ancêtres de Dupont et Dupond ; le séditieux Wang lui-même, expert en fantasmagories à la Robert Houdin) introduit dans cette extravagante histoire d’un blasé qui veut quitter la vie puis qui ne le veut plus et que deux équipes suivent à la trace, l’une pour le tuer, l’autre pour le protéger, l’indispensable gaîté, le grain de folie « pour de rire » sans lesquels un Jules Verne ne serait pas ce qu’il est, un spectacle permanent de fantaisie enchâssé dans un guide touristique d’une précision documentaire.
Est-ce à dire que l’auteur, ancien vaudevilliste sans succès mais fasciné par l’illusion théâtrale qui, via l’adaptation de certains de ses livres pour la scène grâce à la complicité d’ « arrangeurs » habiles comme le dramaturge Adolphe d’Ennery, lui rapporta plus d’argent que sa prose, se révèle inapte au tragique et spécialement au récit d’amours malheureuses (comme il le confie à Hetzel) ? Le dernier texte du lot et le plus dérangeant, Le château des Carpathes – après d’autres, aussi puissants, tels Les Indes noires, antérieur, et Le secret de Wilhelm Storitz, postérieur –, prouve brillamment le contraire.
Il s’agit là, à mon goût, d’une réussite parfaite en ce que le respect strict du contrat d’édition (faire voyager le lecteur dans des contrées peu connues, et par là l’instruire : géographie, histoire, ethnologie) n’étouffe jamais la matière romanesque, pas plus que l’anticipation futuriste (en ce cas, celle du cinéma et du cinéma sonore, voire de la télévision) ne vient défigurer la pureté d’une double intrigue amoureuse aux accents hyper romantiques, ou plutôt pré surréalistes (la cantatrice morte et qui ne revit pour ses deux fervents que portée par un artifice que permet la fée Électricité est un objet de culte relevant de l’amour fou).
La ligne du roman, admirablement tenue, se tend du chapitre initial, où passe la silhouette cabalistique d’un colporteur qui aussitôt crée autour d’elle une atmosphère de légende yiddish dans le décor inquiétant de la Transylvanie, jusqu’à la catastrophe finale, sans déperdition de fluide, sans faiblesse narrative. Henri Scepi, dans sa notice à l’érudition titanesque, sait ne pas être esclave de celle-ci et fait preuve en maint passage d’une admiration méritée pour son auteur, que je partage entièrement.
Jules Verne le mal marié, le père meurtri par un fils unique qui pourtant lui succédera et gérera avec plus ou moins de piété l’importante part posthume de l’œuvre après 1905, a-t-il aimé une cantatrice ? Certains des biographes de cet homme à la vie intime très secrète le pensent. Son narrateur en tout cas est amoureux de la Stilla, et en a fait une des grandes figures de la séduction fin de siècle, une diva enchanteresse dont le fantôme évanescent nous touche encore.