Dépassant les débats qui ont suivi la remise en lumière de l’œuvre d’Irène Némirovsky après le prix Renaudot posthume attribué en 2004 à Suite française, le livre que lui consacre Susan Rubin Suleiman n’est ni un plaidoyer, ni un portrait à charge.
Susan Rubin Suleiman, La question Némirovsky. Vie, mort, héritage d’une écrivaine juive dans la France du XXe siècle. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat Albin Michel, 432 p., 24 €
Pourquoi se pencher sur Irène Némirovsky, dont le capital sympathie acquis en 2004 avec la parution de Suite française et l’attribution, posthume et spectaculaire, du prix Renaudot, s’est amoindri à mesure que surgissaient les preuves d’un rapport pour le moins suspect à sa judéité ? Susan Rubin Suleiman, professeur de littérature comparée et de civilisation française à l’université de Harvard, n’ignore rien des controverses qui ont entouré la redécouverte en France et à l’international de l’auteur de David Golder, tant et si bien que d’aucuns ont fait d’elle la représentante littéraire, en langue française, de la « haine de soi juive ». La question Némirovsky explore les ambivalences, les trésors et les impasses de l’assimilation juive à travers l’histoire personnelle, fictionnelle et familiale de cette écrivaine qui, bien que célébrée par le milieu littéraire officiel français des années 1930, fut déportée en tant que Juive étrangère et assassinée à Auschwitz en 1942.
Or, pour cette fine connaisseuse des fissures identitaires des écrivains juifs du XXe siècle, la « haine de soi juive » est une notion vide de sens. Susan Rubin Suleiman replace avec justesse les choix personnels et la création littéraire de Némirovsky au sein des débats sur la « question juive » qui ont conditionné les trajectoires et les œuvres des écrivains juifs d’Europe (dont Kafka, Emmanuel Berl, le Hongrois Károly Pap ou encore Vladimir Jankélévitch) et d’Amérique du nord (Philip Roth, Mordecai Richler). L’ouvrage multiplie ainsi les passerelles avec d’autres écrivaines juives comme Nathalie Sarraute, Hannah Arendt, Hélène Cixous ou Anna Lesznai, aux prises avec des remises en cause, des obsessions et des expériences similaires. Certes, l’une ou l’autre de ces passerelles pourraient être contestées. Par exemple, le grotesque picaresque du Long Apprentissage de Duddy Kravitz ne procède-t-il pas d’un pessimisme jubilatoire bien éloigné des odieux atermoiements de certains étrangers juifs de Némirovsky ? Mais ce comparatisme, nourri de l’approche post-coloniale développée par les études sur les minorités, préserve Susan Rubin Suleiman de la tentation de faire de Némirovsky un « cas » clinique. Il s’agit bien de se confronter avec honnêteté aux apories créés par les choix d’une femme qui, comme bien d’autres écrivains juifs contemporains, observait les limites du rêve de l’assimilation.
Au cœur de la polyphonie qui jaillit de ce livre fondé par de nombreux entretiens, l’une des voix les plus précieuses est certainement celle de l’auteur elle-même. C’est la voix d’une chercheuse qui est revenue, en écrivain, sur les traces de sa famille juive hongroise (Journal de Budapest, 1996) et est l’auteur d’une série de travaux majeurs dont Crises de mémoire (2006) a marqué un tournant dans les études sur la mémoire littéraire de la Shoah. Une voix pleine de compassion, qui pourtant confie çà et là son désarroi, ainsi lorsqu’elle tombe sur un passage du journal de Némirovsky élogieux pour les sinistres Bagatelles pour un massacre de Céline. Et laisse le lecteur au carrefour de plusieurs hypothèses, comme lorsqu’elle se confronte aux contributions littéraires de Némirovsky dans le journal antisémite Gringoire sous l’Occupation.
Adoptant une position à mi-chemin entre deux polarités qu’elle identifie à Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu, Suleiman resitue les choix de Némirovsky parmi les possibilités laissées par ses divers milieux sociaux, comme celui de l’émigration juive russe aisée, ou celui du milieu littéraire français. Ainsi, Irène Némirovsky s’efforça résolument de s’inscrire dans le champ littéraire officiel, loin des péripéties des avant-gardes. Plus tard, elle put espérer que ses contributions à une littérature française de bon ton lui conféreraient un statut d’exception et les sauveraient, elle et les siens, du sort des Juifs étrangers – espoir relativement répandu comme le rappelle Suleiman, qui évoque avec à-propos le film Sunshine d’István Szabó.
Si les protagonistes juifs de Némirovsky n’essaiment que dans un quart de son œuvre, ils sont au cœur de ses œuvres les plus connues. La deuxième partie de l’ouvrage, « Fictions », s’intéresse à ces personnages mal aimables nés de la familiarité de l’écrivaine avec « l’angoisse » et le « malaise existentiel associés à des sentiments tout aussi forts de fierté, d’ambition et d’ironie envers les non-Juifs et envers soi ». Interprétant Le vin de solitude, publié en 1935, comme un roman de formation livrant un portrait de l’artiste proche de son auteur, Suleiman explique comment cette altérité même a pu constituer la qualité singulière d’une écriture autrement si classique. Une altérité qui nourrit les observations pénétrantes du narrateur de Suite française : un « narrateur juif », comme nous en convainc Suleiman, dans cette fresque de la France occupée sans personnages juifs. Et qui, sans doute, est à la source d’un bonheur d’écrire, ainsi que le montrent de très belles pages sur le bilinguisme d’une écrivaine née en Russie en 1903 et émigrée en France en 1919.
En se confrontant à la réception des portraits juifs livrés par Némirovsky, qui dut elle aussi s’en justifier dans la presse, Susan Rubin Suleiman affirme le relativisme de la subjectivité du lecteur tout en distinguant son œuvre des romans à thèse. Némirovsky aurait-elle cru que la France ne tomberait jamais dans la folie antisémite qui embrasait l’Allemagne nazie et qu’elle pouvait donc écrire à l’envi sur les dangers de l’ascension sociale du macher tels qu’ils auraient éclaté au grand jour avec l’affaire Stavisky ? La question de la responsabilité intellectuelle de Némirovsky n’est pas épuisée par Suleiman. Or Némirovsky ne pouvait ignorer les débats autour de cette grande passion française alors que Julien Benda avait publié La trahison des clercs en 1927 et que le rôle de l’écrivain engagé avait été largement défini par l’Affaire Dreyfus. On aurait donc voulu en savoir plus sur sa conception du rôle de l’écrivain et mesurer à cette aune certaines de ses décisions.
La question Némirovsky n’est toutefois pas une biographie. En atteste sa construction en triptyque qui aboutit sur « Denise et Élizabeth », les deux filles d’Irène. On reconnaît là la marque de Suleiman, grande spécialiste de ce qu’elle a appelé « la génération 1.5 », soit des écrivains qui survécurent enfants à la Shoah, tels George Perec, Sarah Kofman ou Jean-Claude Grumberg. C’est d’ailleurs par Élizabeth Gille, la fille cadette et l’auteur d’une fiction biographique sur sa mère intitulée Le mirador, que Suleiman a commencé à s’intéresser à Némirovsky en 2000. La troisième partie mène ainsi une enquête passionnante sur les expériences de résilience des deux sœurs et sur leurs trajectoires. Respectivement âgées de douze et cinq ans en 1942 et anciennes enfants cachées, Denise et Élizabeth ont tâché chacune à leur façon et parfois, ensemble, de reconquérir une mémoire maternelle et littéraire contre la destruction et la mort. La question Némirovsky est donc, aussi et avant tout, une interrogation sur l’assimilation à l’échelle d’une famille juive française.
Susan Rubin Suleiman ne rend pas Irène Némirovsky plus sympathique ni ne la prétend meilleure romancière qu’elle ne le fut. Avec « la question Némirovsky », elle choisit un mot hanté, qui rouvre les blessures mal cicatrisées de la condition juive en diaspora. Car l’ambivalence d’Irène Némirovsky, ses raisons et ses impasses, ne se conjuguent pas qu’au passé. À l’heure où la Une d’un grand quotidien national français proclame l’existence d’un « antisémitisme du quotidien », l’inquiétude de Susan Rubin Suleiman paraît légitime.