« Quelque chose me serait destiné dans ce vacarme infernal, est-ce possible ? »
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres.
Chaque fois que je lis Au cœur des ténèbres de Conrad, je n’en reviens pas : il me semble faire une expérience décisive, comme si je rencontrais à travers les phrases de ce récit une vérité qui ne cesse de se dérober et qui, en même temps, m’ouvre à la révélation toujours différée d’une énigme ; comme si j’accédais à « cette chose étrange à l’intérieur du langage » dont parle Michel Foucault, qui est l’objet même de la littérature, son feu, sa joie, sa voix secrète, sa folie, et peut-être son avenir.
Lorsque je lis Au cœur des ténèbres, j’ai la sensation qu’une limite se déchire : la remontée du fleuve sur le vapeur de Marlow me fait penser à la progression de l’adepte vers la déesse Vérité dans le poème de Parménide ; mais là où le jeune initié choisit la voie de l’être, le personnage de Conrad s’égare sur la voie interdite : « tout semblait m’interdire la vérité des choses », dit-il à son auditoire.
Cet accès barré à l’être, dont le récit ne cesse de forcer la porte, Conrad lui donne le nom de « ténèbres ». Dans la dramaturgie du sacré qu’orchestre un tel livre, les « ténèbres » ne relèvent pas seulement de l’inconnu, du territoire inexploré, voire de la part effrayante propre au continent africain tel qu’il apparaît aux Blancs venus en exploiter les richesses et en asservir les populations : les « ténèbres », c’est ce que Lacan nommait le réel – c’est-à-dire ce qui se dérobe à la prise, le trou qui rend impossible la représentation et fait vaciller tout rapport avec l’existence.
Ainsi le « cœur des ténèbres » s’avère-t-il l’autre nom du noyau invivable de l’être ; mais tout aussi bien l’éclair de vide, la tournure qui, révélant l’abîme sous nos pas, nous donne à respirer. « Il n’y a aucune initiation à de tels mystères », affirme Marlow. Mais Au cœur des ténèbres n’est-il pas au contraire le récit d’une remontée vers le « visage effroyable de la vérité » ? Marlow ne s’initie-t-il pas à l’initiation même de Kurtz ? Le livre ne s’offre-t-il pas comme le mémorial d’une catabase qui s’ouvre, à la fin, sur la contemplation d’une âme damnée ? (Et bien sûr, toute initiation est inachevée : il faudrait aller dans la mort et en revenir pour en accomplir intégralement le geste ; mais la littérature ne constitue-t-elle pas une tentative pour se substituer à l’impossibilité de vivre l’instant de la mort – pour faire parler l’impossible ?)
Comme tout grand écrivain, Conrad est un témoin de la dévastation en cours. À l’époque où il écrit Au cœur des ténèbres, l’extermination a déjà touché les Indiens aux États-Unis, les Hottentots en Afrique du Sud, les indigènes d’Océanie et les Aborigènes en Australie. Une extermination s’est déroulée au Congo. Conrad y est allé. Ce qu’il a vu – ce qu’il a deviné – est le sujet d’Au cœur des ténèbres : l’esclavage des Noirs poussé jusqu’à son extrême limite, la mise à mort de la main-d’œuvre organisée comme moment de la domination du capitalisme des Blancs. Comme fonctionnement, comme processus, comme racisme. Comme fonctionnement d’un processus raciste établi par le système colonial de Léopold II, roi de Belgique.
Mais je ne lis pas seulement ce livre comme un témoignage sur l’horreur du colonialisme, ni sur le vertige que procure l’impunité chez un homme qui découvre, en pleine jungle, l’attrait des pleins pouvoirs : j’aime lire Au cœur des ténèbres, par-delà sa dimension politique, comme une descente dans les arcanes du sacrificiel. « J’ai assisté au mystère inconcevable d’une âme », dit Marlow.
La scène qui revient en premier lorsque je pense à Au cœur des ténèbres, c’est celle des têtes. Depuis le rivage où il a accosté, Marlow braque ses jumelles sur une maison en ruine qui surgit de la forêt. C’est celle de Kurtz. Il découvre, vissées au sommet des poteaux de la palissade, des têtes empalées. Tournées vers la maison, elles composent une frise d’abomination ; seule l’une d’elles nous fait face : « noire, desséchée, affaissée, les paupières closes ; elle semblait dormir au sommet de ce poteau et, comme les lèvres sèches et ratatinées révélaient une ligne blanche et fine de dents, elle souriait également, d’un sourire continuel ». Ce rictus de caryatide infernale, en nous dévisageant, signe la ligne d’ombre qui annonce l’entrée dans « un monde sans lumière » : celui – Marlow prend soin d’en préciser la consistance symbolique – où se niche un « savoir caché ».
Une scène invisible de cannibalisme hante comme un refoulé chaque phrase de ce récit : Kurtz, comme Arthur Gordon Pym dans le roman de Poe, ou comme Ulysse, a-t-il mangé de la viande humaine ? Si c’est le cas, on mesure ce qui le sépare des autres humains, car il n’y a pas d’initiation plus noire, plus ténébreuse que celle qui, en vous conviant au festin anthropophage, vous excepte de l’espèce humaine. Les « rites inconcevables » auxquels Marlow soupçonne Kurtz d’avoir participé ne relèvent-ils pas de la cuisine du diable ? Et n’est-ce pas le reste sacrificiel de ce pacte obscur avec l’envers de l’humanité qui se manifeste de manière macabre sur les pieux de sa maison ?
Ce que j’aime particulièrement dans Au cœur des ténèbres – mais aussi dans Le Nègre du Narcisse (un livre sidérant où l’agonie d’un homme sur un navire prend figure de souveraineté) –, c’est qu’une autre narration double le récit humain : une narration impalpable, voilée, carrément invisible, voire absente, qui ne relève pas de la réalité, mais se déploie sur un plan occulte – dans cette dimension où, en s’écrivant, un feu blanc et un feu noir s’affrontent. Comme dit Kafka : « Les mots sont dans la main des esprits. » Ainsi les feux tracent-ils des lignes à l’intérieur des phrases, rejouant à chaque instant un combat spirituel où le damné et l’indemne se disputent le sort de chaque étant.
À ce propos, Marlow est-il sauf ? J’ai tendance à concevoir les narrateurs comme des amis de la lumière, réceptifs au sacré, initiés aux ténèbres, mais soustraits miraculeusement à l’emprise du mal. C’est ma manière de croire en la littérature : la parole est ce qui traverse la matière infernale du monde ; en traversant cet enfer, elle le révèle de l’intérieur – et s’en extirpe.
Ce qui apparaît à travers les jumelles de Marlow circonscrit une aire sacrificielle, c’est-à-dire l’espace où les hécatombes consacrent un dieu : en se laissant adorer, Kurtz n’est-il pas devenu la proie d’un feu ambigu ? Cette ambiguïté n’a-t-elle pas allumé une fièvre, un délire, une toute-puissance ? « Tout lui appartenait, dit Marlow à propos de Kurtz, mais l’important, c’était de savoir à quoi il appartenait lui, et combien de puissances ténébreuses pouvaient revendiquer leurs droits sur lui. »
Oui, à qui appartient Kurtz ? au crime ? au diable ? à l’extermination coloniale ? à la folie des grandeurs ? au rêve amer de la conquête ? Il y a un entassement de morts autour de lui, étalés en offrandes, mais, lui, a-t-il connu personnellement le crime ? A-t-il ordonné des massacres ?
Il y a un seuil dans le cauchemar à partir duquel on ne mesure plus la nature de sa souillure. Kurtz crie dans sa propre nuit, son âme est au bord d’être morte, elle se débat dans une désolation qui cherche un absolu absent ; et, en même temps, Marlow lui reconnaît de la noblesse, parce qu’il voit en lui un homme qui revient du pays des morts, un héros de la métaphysique, enfoncé dans des profondeurs obscures, un personnage entièrement spiritualisé : « spectre initié, revenu du fond du Néant », comme il le qualifie. Une sorte d’Hamlet aux « splendides monologues », finalement, un Hamlet trônant au cœur du mal, et qui n’en finirait plus d’agoniser.
Qu’est-il donc arrivé à Kurtz ? Qu’a-t-il vu sinon cela qu’il énonce à travers un cri qui est son témoignage même : « L’horreur ! » L’horreur, c’est-à-dire la nature criminelle de l’humanité. Le fond malfaisant de l’être. L’extermination qui gît dans les cœurs. (Du moins dans celui de Kurtz, lequel semble avoir pulvérisé en lui les critères et les limites, et comme un dieu, comme un personnage de Sade, a « embrassé tout l’univers », « pénétré tous les cœurs battant dans les ténèbres », autrement dit : éprouvé le caractère illimité de l’esprit).
Seul celui qui se soustrait à la communauté humaine – qui transgresse un tabou – accède au vertige d’un tel savoir : c’est parce qu’il est consacré par l’interdit – par l’acte qui l’initie au mal – que Kurtz voit le mystère s’ouvrir à lui. Comme dit Mallarmé à propos d’Igitur (qui raconte aussi une opération sacrée, mais substitue la figure de la plongée dans une crypte à celle de la remontée du fleuve) : « Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère ».
Quand on survit au rite qui vous soustrait aux autres hommes, on rencontre l’événement. Et dans le livre de Conrad, l’événement – cet impensable auquel on appartient plus qu’à aucun pays, plus qu’à son propre esprit – c’est l’extermination.
Kurtz a-t-il tué ? Le texte de Conrad ne le dit pas. Pourtant, chaque phrase de la confession de Marlow insinue que l’âme de Kurtz connaît le mal ; et en brûle. Lorsque celui-ci écrit, dans une note en bas de page de son rapport à la Société internationale pour l’abolition des coutumes barbares, cette phrase qui, précise Marlow, « vous brûlait, lumineuse et terrifiante, comme un éclair dans un ciel serein : “Exterminez-moi toutes ces brutes !” », je reconnais le style du sacrificateur.
Je vois Kurtz comme un prêtre irradié par un feu occulte. Son savoir le tue. Il s’est approché des choses les plus intolérables – il a vu. Et ce qu’il a vu ne relève pas des « coutumes barbares », du moins la barbarie dont il a fait l’expérience n’appartient pas seulement aux populations du Congo, mais aux Blancs venus « abolir » la barbarie et apporter les Lumières – aux Blancs et à lui, Kurtz, dont l’abomination s’est reconnue elle-même dans le miroir du mal.
Lorsque Kurtz signe son mémoire du paraphe de l’exterminateur, il s’exprime alors en tant que tous les Blancs. « Exterminez-moi toutes ces brutes ! » est le lapsus de la colonisation – sa vérité soigneusement dissimulée. Kurtz vend la mèche, il condense en lui les méfaits des Blancs en les radicalisant : ce que sa conduite fait entendre, ce que sa phrase explicite, c’est qu’en tirant les conséquences de la domination soi-disant civilisatrice du monde occidental, on établit nécessairement un contact avec le mal – et l’on entre dans l’extermination.
Voilà ce qui brûle Au cœur des ténèbres, voilà ce qui me brûle lorsque je le lis et le relis, voilà ce qui rend un tel livre absolument contemporain, absolument politique. Cette révélation décisive : l’extermination est le secret des Temps modernes, et Kurtz en est le témoin.