Le sixième roman de Mika Biermann, Roi., montre les derniers jours de la ville imaginaire de Turpidum, treizième et dernière cité étrusque, écrasée par le rouleau compresseur de Rome. Entre ironie et sérieux, l’écriture manifeste une vraie sympathie pour une culture millénaire éclipsée par ses brillantes voisines grecque et romaine, mais aussi pour des personnages à l’humanité ordinaire. Cet écart entre le poids de l’Histoire et la trivialité du quotidien fait de ce roman un livre très drôle. Mais pas seulement.
Mika Biermann, Roi.. Anacharsis, 192 p., 17 €
À double titre, l’intitulé du roman de Mika Biermann insiste sur le pouvoir personnifié, incarné, et le livre peut d’abord se lire comme l’histoire des tentatives du jeune roi Larth pour comprendre comment l’exercer. Doit-il, comme le lui conseille le wêzir, son ministre syrien, se comporter en gestionnaire prudent d’un État affaibli, en gouvernant réaliste attaché à préserver ce qui peut l’être ? Ou doit-il au contraire, comme l’y pousse son épouse adolescente et colérique, manifester l’autorité et la grandeur attachées à son titre ? Quitte à glisser sur la pente fatale du déclin, doit-il freiner afin de différer la chute, ou galoper à bride abattue pour se montrer digne de l’exemple paternel ? En réalité, l’héritage de Larth est un fardeau trop lourd pour lui laisser le choix : âgé de six ans, il a dû accompagner sa mère dans le camp de l’armée romaine pour y réclamer le corps démembré de son père vaincu. Il en est revenu porteur des bras de son géniteur, des bras dont « les moignons étaient déchiquetés et suintaient. Des poils poussaient sur les avant-bras. Les mains n’avaient rien d’humain ». Cette expérience qui l’a empêché de grandir l’oblige en même temps à endosser l’armure du héros épique que la mort a fait de son père. Mais les héros épiques n’existent pas, nous souffle Roi., l’armure est trop grande, la mort du vieux souverain, absurde. Tous les personnages, reine, wêzir ou sénateur, ne sont que des êtres humains ordinaires, oscillant entre le grotesque et – à défaut de grandeur – une certaine dignité.
Le point inclus dans le titre souligne la fin d’une certaine vision du pouvoir : dernier roi de l’Italie antique, par son défi porté à Rome, Larth gagnera un surnom, « le Louf », mais rien d’autre. Le pouvoir a déjà pris une autre forme : c’est celui de la République romaine, efficace et impitoyable, au sein duquel chaque homme n’est qu’un rouage et un représentant de l’ensemble et non une fonction incarnée. Ainsi, si le sénateur Tiberius Lutetius Pertinax et ses dix gardes arrivent à échapper à la poursuite de toute une ville, ce n’est pas tant à cause de leurs exploits personnels – que le roman se contente d’ailleurs de résumer – que de la puissance et de l’efficience romaines qu’ils portent en eux. Puissance qui se matérialisera de manière presque magique, mais logique, par l’apparition de la « IIIe Légion Manix » tout entière sous les murs de Turpidum.
Le titre du roman avec son point, comme le nom de la cité ou le surnom de Larth, annonce aussi une caractéristique de l’écriture de Mika Biermann : elle est simultanément – et non tour à tour – porteuse de plusieurs sens, moqueuse et sérieuse, burlesque et compatissante, si bien que le lecteur ne sait jamais exactement comment il doit comprendre ce qu’il lit. Ce décalage constant, ce léger déséquilibre, qui ne désarçonne pas mais empêche de garder le pas régulier de l’habitude, outre qu’il peut être jubilatoire, met en alerte, invite à la vigilance.
Roi. est aussi un livre sur une civilisation méconnue. Précisément documenté, il insère dans la narration les connaissances actuelles sur les Étrusques, y compris dans la manière dont on peut les recevoir aujourd’hui : le wêzir errant dans le palais royal désert passe dans une galerie où s’alignent pots, cruches, vases, braseros, canopes, cratères… ressemblant très fortement à ce qu’on pourrait voir dans un musée. Cette culture est également évoquée à travers des saynètes de la vie quotidienne, comme quand des enfants construisent une ville d’argile dans la boue, reproduisant les particularités architecturales étrusques : « Un garçon garnit les faîtières de minuscules acrotères en forme de crottes qu’il appelle, lui, coqs ». Le mélange des tons, les jeux sur la langue propres à Mika Biermann, éclatent dans ce livre où un terme technique appelle immédiatement un mot trivial qui le désamorce et lui fait écho en même temps. Le jeu sur les sonorités vient sourdement miner le sens et légèrement le déplacer. Dans cette ville, en une mise en abyme, un autre enfant construit un personnage en terre rappelant l’épisode légendaire et traumatique de l’enfance de Larth, puis « les enfants cruels piétinent leur ville de boue et se dirigent vers leur ville encore debout », ce qui permet à la fois de produire un jeu de mots comique par sa simplicité et de faire planer une perspective inquiétante sur l’avenir de Turpidum et la suite du livre. Quant au lecteur familier de l’œuvre de Mika Biermann, il se souvient qu’il a écrit Mikki et le village miniature, un roman horrible et drôle.
On en apprend donc sur les Étrusques dans Roi.. Si des inscriptions antiques – « .Iꓷ .Oꓷ .OT », devenu « TO. DO. DI » à la fin du livre – ou des mots inconnus, comme « plagiaulos » ou « gastrophète », distillent leur potentiel de rêverie, le sérieux est immédiatement battu en brèche par des anachronismes, on trouve des phrases en allemand, ou en anglais : « Same old story », comme un exemple de « koiné », la langue véhiculaire de l’Antiquité. Les personnages parlent comme aujourd’hui : « M’enfin ! C’est toi le roi ! Tu claques des doigts, et les autres doivent sauter du mur. Merde alors ! », dit la reine. Les jeux de mots, blagues salaces, remarques scatologiques abondent. Ce qu’on n’attend pas dans « une fresque à l’antique » permet d’éviter la reconstitution historique, nous rendant les personnages plus proches, plus présents, plus humains.
Mika Biermann joue des codes du péplum et d’autres genres – on retrouve dans Roi. une reine lascive, un conseiller oriental, les jeux du cirque, une bataille ; un petit groupe de guerriers d’élite déroute l’armée qui les traque, un des gladiateurs porte en permanence un casque qui cache ses traits – et il accompagne ces codes de parodie, mais sans qu’aucun des deux aspects prenne le dessus sur l’autre. Ils se mêlent, donnant aux personnages une profondeur née de l’ambiguïté. Le tragique n’est pas absent, mais toujours enchevêtré à l’ordinaire de la vie, côtoyé par le grotesque, il en est comme atténué, emporté par le cours plus général des événements.
Les dieux, comme le reste de la culture étrusque, nous apparaissent à la fois connus et insolites. À l’image des habitants de Turpidum, ils sont imparfaits et fragiles. Censés arpenter la ville la nuit pour la protéger, ils se révèlent « des dieux feignants et fats qui se cantonnent aux voies principales, et encore, car parfois ils négligent complètement de faire leur ronde et restent dans leur palais de nuages à ripailler, à faire des concours d’archerie et à forniquer ». Tinia – Zeus – et Apulu – Apollon – se lancent dans un puéril concours de foudre. Or, c’est inspiré par l’orage que Larth s’est résolu à faire la guerre aux Romains. La décision prise, il a l’impression de vivre dans « le rêve d’Apulu ». La réalité ne se distingue guère des songes dans Roi. En un sens, la civilisation réanimée par le roman ressemble à un rêve : il ne nous en reste aujourd’hui que des bribes de souvenirs. Trop proche de la culture romaine qu’elle a inspirée, elle a pu y être dissoute sans difficulté. À la fin du livre, Turpidum n’est d’ailleurs pas détruite, elle est incorporée à l’État romain, mais le résultat est le même : elle disparaît.
Ce qui reste des Étrusques, c’est un rêve, que le roman nous rapporte. Celui d’un peuple aux tactiques archaïques, « un peuple gras à l’éternel sourire », peu fait pour la guerre, l’héroïsme ou l’efficacité, et donc voué à être vaincu. Mais d’autant plus aimable, nous murmure le livre, qui nous le donne à voir sous différents angles, usant des multiples possibilités et de la vitalité du langage pour mieux nous en faire sentir toute l’humanité moyenne, entre ridicule et dignité : « Le roi saisit une main de la reine et porta les doigts à ses lèvres. Il constata que les ongles étaient sales et il en eut les larmes aux yeux. Ses propres ongles étaient cernés de noir. Ceux du médecin n’étaient pas propres. Tu parles d’une civilisation ! ». Une civilisation finissante, symbolisée par l’interminable agonie de la reine mère, et pas parmi les plus grandes, mais pas moins importante et émouvante pour ça.