C’est une correspondance longue, enflammée, qui s’achève le 30 décembre 1959, cinq jours avant la mort d’Albert Camus, le 4 janvier 1960. L’écrivain et la tragédienne Maria Casarès, deux grandes figures de la vie littéraire du XXe siècle, se sont croisés chez Michel et Zette Leiris en mars 1944, et se sont aimés le 6 juin, le jour du Débarquement. En 1948, ils se retrouvent. Ils ne se quitteront plus, souvent séparés, mais unis par des retrouvailles irrégulières et cet échange écrit immense, fluvial, infini continuum amoureux au lyrisme et à l’érotisme absolus.
Albert Camus et Maria Casarès, Correspondance. 1944-1959. Gallimard, 1 270 p., 32,50 €
Quand ils font connaissance en 1944, ils sont jeunes : elle a 21 ans, il a 30 ans. Camus est au faîte de sa vie d’artiste ; il a déjà publié L’étranger et s’apprête à publier, en 1947, La peste. Pour lui, les années 1950 sont celles des essais et des chroniques. Maria Casarès a déjà joué dans Le malentendu ; en 1952, elle entre à la Comédie-Française, puis rejoint le TNP de Jean Vilar en 1954. L’année 1950 couvre près de la moitié de la correspondance : cette année-là, tous les soirs ou presque, jusqu’au 1er juillet, Maria Casarès est Dora dans Les Justes, la pièce de son amant, créée par Paul Oettly au théâtre Hébertot. Elle est entourée de Michel Bouquet, Michèle Delahaye, Serge Reggiani…
Amoureuse mais professionnelle, la comédienne relève les recettes que la soirée a rapportées, les nuances des réactions du public, les ratages, les trous de mémoire, le rideau qui ne se lève pas. Un soir, c’est Michel Bouquet qui a des chats dans la gorge ; un autre elle remarque « beaucoup d’étudiants normaliens tous enrhumés et piquants » ; un autre encore, elle note simplement : « Représentation. Bonne demi-salle chaude » ; le 24 avril, rien ne va plus et la lettre est comique : les machinistes sont fatigués, on entend le bruit des coulisses, les comédiens flanchent. Puis c’est la dernière des Justes, le 1er juillet, la fin d’une tension qui vous tient depuis des mois et la mélancolie qui suit : « Je me retrouve avec mes affreuses soirées vides sur les bras sans savoir quoi en faire. »
La correspondance Camus/Casarès a évidemment valeur de témoignage sur le théâtre des années 1950, mais elle est aussi une image du creuset de la France de ces années-là. La vie des arts rassemble une actrice, fille de républicains espagnols réfugiés, Serge Reggiani, lui aussi fils de réfugiés politiques, mais italiens, et tous deux jouent la pièce d’un écrivain français d’une Algérie bientôt indépendante. Maria Casarès est arrivée en France à l’âge de 14 ans, mais son français est d’une telle fluidité qu’un lecteur distrait peut ne pas le distinguer de celui de Camus. Elle qui a marqué l’histoire du théâtre en tragédienne, ces lettres sont l’occasion de la découvrir écrivaine, autre visage placé sous le signe de la passion.
Passion amoureuse, avant tout. Les amants sont follement, physiquement, épris, irrésistiblement attirés, ils ne cessent de se le dire, de se l’écrire, de se le rappeler. Camus est occupé par sa vie d’époux, de père de famille, de tuberculeux obligé de se reposer loin de Paris, d’écrivain invité en tournée, et le désir en soi, chimique, à l’état de particules, produit chez lui, et chez elle, des appels sublimes. « C’est une sourde rumeur au long des jours, confesse-t-il le 17 janvier 1950. Moi non plus je n’avais pas connu cela. Et c’est bien dur. La bouche sèche à certaines images, on souhaite l’averse de la volupté. Toi, partout, ton goût, les corps tordus, soudés, à certains moments c’est une obsession. » Tout se passe comme si ces « corps tordus » répondaient à « ces grandes crispations de l’âme » qu’elle évoque à propos des tourments, des tentations dont souffre son amant en son absence. Tout aussi aimante, elle évoque « cette zone vibrante qui m’émeut autant que la présence d’un enfant dans mon ventre », quand il avoue : « bien que je sois intoxiqué par ce corps je ne t’ai jamais désirée ni prise en t’oubliant […] Oui, le plaisir qui finit en gratitude, c’est la fleur humide des jours ». Le bonheur, la « joie », le plaisir, sont nourris par tout ce qui est manque : tourments, inquiétude, « faiblissements », doutes. Nourris aussi par la consommation, la jouissance et le souvenir de la jouissance.
La lecture de ces lettres devient comme la preuve ramassée et recomposée du discours amoureux dont Roland Barthes a fragmenté les éléments. Là où le critique déconstruit et disperse pour mieux saisir, les amants ne cessent de dire, vivre et souhaiter la réunion. Ils déplorent la séparation, l’éloignement : « trois mois d’étirement de l’un à l’autre », dit-elle, puis elle avoue : « j’ai le feu au corps et l’âme étirée », et prolonge encore l’image en évoquant les « trapézistes qui travaillent sans filet […] toujours là-haut, toujours tendus, accrochés l’un à l’autre, tenus par l’autre et, en bas, le gouffre ». L’attirance est forte, l’étirement à peine une image, la tension permanente.
Casarès en vient à douter du sens même de leur correspondance, de la vanité, de la pauvreté de ses échanges écrits : « Je me suis demandé si tu n’étais pas las de toute cette profusion de mots que nous sommes obligés de mettre entre nous. » Et peu après, consciente de la présence de Francine, l’épouse de son amant, elle ajoute : « Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe », avant de surmonter sa fatigue : « cela dure le temps d’une lettre, puis tout s’efface et il ne s’agit que de recommencer. Peut-être faudrait-il éviter d’écrire ces désirs ou ces états passagers ».
Lues en 2017, ces lettres, qui n’étaient pas destinées à former un livre, frappent par la répétition, la redite, l’adoration, l’écho et l’accord parfaits dans l’exaltation. Une musique lancinante naît de la reprise, le lecteur a l’impression d’entendre chanter Jacques Brel : « mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour ». C’est à la fois daté, déjà, et éternel.
Les lettres frappent également par la temporalité à laquelle elles obligent. Elles provoquent une attente, une impatience, un décalage permanents, qui à leur tour alimentent l’imagination et l’anticipation, ou, au contraire, la peur, le regret ou le malentendu éventuel. Il guette le facteur qui arrive, elle se demande s’il a reçu sa réponse, il se projette au moment où elle recevra sa lettre : « J’avais à peine donné ma lettre au facteur tout à l’heure qu’il me remettait la tienne. Il était trop tard pour reprendre la mienne et d’ailleurs je n’imaginais même pas que tu allais m’écrire de telles folies que je n’aurais plus de cesse avant de t’avoir répondu. » Le futur du passé devient le temps de cette projection, alimentée par la spéculation de ce qui pourrait ou aurait pu se passer. Nous sommes très loin de l’instantanéité qui nous est devenue familière. Point de sms, de mails, les amants sont contraints à la prospective, l’hypothèse. Camus est même mal à l’aise face au téléphone, « ce rond de métal », ce « barbare appareil », dit-il. La lettre est le véhicule de l’amour, mais aussi du drame, du quiproquo possible. Roméo et Juliette ne sont-ils pas morts parce que lui n’a pas reçu à temps la lettre de Frère Jean ?
Au-delà des mots qui, pour les soupirants, ne s’usent jamais, les amants échangent des impressions de lecture absolument sincères, souvent percutantes, plus brèves sous la plume de Camus que de Casarès. Elle n’aime pas le cardinal de Retz qu’elle qualifie de « nouveau riche moral » ; piqué, Camus reconnaît à ce prélat « l’âme assez basse ». Quand elle évoque sa déception en lisant Hemingway, Camus se moque : « C’est bien fait pour toi. Pourquoi lire ces truqueurs sans génie ? » Sur Proust, elle fera sourire en 2017 : « Parfois il m’enchante, parfois, il m’ennuie, parfois il m’agace. Dis-moi, mon chéri, n’était-il pas pédéraste ? » ; « Mais oui ! Proust était homosexuel ! », répond un Camus parfaitement sobre le lendemain. Ils lisent de très grands écrivains, Melville, Conrad, Dostoïevski, Rimbaud… Maria Casarès raconte qu’elle a tancé Serge Reggiani parce qu’à ses yeux il ne cultivait pas assez ses dons ni ses lectures : « Je lui ai dit […] qu’il se devait à Sophocle et Shakespeare et non à Prévert. […] la nuit même il a réveillé Janine et gueulé des vers de Hamlet ». Voilà à quelle hauteur ils mettent la barre, prisent l’exigence, le travail, le goût du beau.
Et le goût de l’intégrité. Ni l’un ni l’autre ne commentent la vie politique ou l’histoire en train de se faire, mais ils glissent des remarques de personnalités indépendantes, défiantes, quand il le faut. Elle participe à plusieurs hommages aux Républicains espagnols, ces hommes qui ont sacrifié une vie de bonheur, dit-elle, « pour ne pas déchoir et pour ne pas perdre [leurs] droits d’homme libre devant le monde et devant [eux]-mêmes ». Mais elle est intraitable avec les communistes, français ou espagnols, qui voudraient qu’elle signe, dise un vers pour la paix ou profite de son nom, toujours rétive à adhérer à la moindre ligne pro ou anti-PC. C’est ainsi qu’elle cloue au pilori, par un silence fier et dédaigneux, cigarette à la bouche, un journaliste (du Parti, a-t-elle deviné) venu la voir dans sa loge – une scène qu’elle rapporte avec élan le 23 mai 1950. Sa liberté lui est trop précieuse.
Une nuit dans les wagons-lits, symbole de richesse, il est atterré par les bouilles « patibulaires ou vulgaires » des voyageurs et se rappelle sa pièce, Les Justes : « J’ai pensé que la seule justice possible, c’était une nouvelle répartition de l’injustice, écrit-il. On fait des révolutions pour que ce soit d’autres qui prennent les wagons-lits. » Aux êtres de pouvoir, il préfère, non pas les simples, comme le lui dit sa femme, Francine : « Je lui ai répondu, confie-t-il à Maria Casarès, que ce n’était pas vrai sous cette forme, mais que tous les simples qui l’étaient vraiment dans leur cœur avaient les yeux de ma mère. » L’écrivain révèle la trinité des femmes qui le portent au moment où il révèle la puissance de son discernement sur l’homme et sa sensibilité à la vérité.
Les années d’après-guerre ont été baptisées « les trente glorieuses », une appellation qui fait référence à la croissance économique de la France. À lire cette correspondance amoureuse, empreinte d’un vocabulaire mystique et religieux, il nous est venu à l’esprit que ce pourrait être « l’amour en gloire » qui y était célébré. En août 1952, alors qu’il dit avoir du mal à se mettre au travail, Albert Camus remercie la comédienne de sa « lettre de direction », mais il introduit un léger écart en lui expliquant, entre parenthèses, ce que signifie l’expression : « on appelle ainsi la lettre qu’un directeur de conscience, religieusement parlant, adresse à son catéchumène ». Nous laisserons à chaque lecteur le soin d’évaluer la mesure exacte de cet écart et le détachement qu’il sous-entend.