Molière, en rire et en pleurer

« Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde / Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! » : ces vers célèbres de Musset, à propos de Molière, reviennent à l’esprit du spectateur des Fourberies de Scapin (Comédie-Française) et du Malade imaginaire (Théâtre Déjazet). Denis Podalydès et Michel Didym réussissent, dans leurs mises en scène respectives, à faire coexister pleinement un franc comique et ses sombres virtualités.


Molière, Les Fourberies de Scapin. Mise en scène de Denis Podalydès. Comédie-Française, salle Richelieu. En alternance jusqu’au 11 février 2018. Au cinéma du 12 novembre 2017 au 31 janvier 2018

Le Malade imaginaire. Mise en scène de Michel Didym. Théâtre Déjazet. Jusqu’au 31 décembre 2017


« J’étais seul, l’autre soir, au Théâtre Français / Ou presque seul, l’auteur n’avait pas grand succès / Ce n’était que Molière. » Dans les années 1840, Musset déplorait le sort de « ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste ». Aujourd’hui, le public de la salle Richelieu réserve un triomphe aux Fourberies de Denis Podalydès ; et, le 26 octobre, il était presque aussi difficile d’obtenir une place dans les cinémas où était retransmise en direct la représentation qu’au théâtre même. La pièce, qui n’avait plus été programmée depuis vingt ans, est une des plus populaires du répertoire. Sa singularité tient au choix d’un valet comme protagoniste, un valet fourbe, c’est-à-dire rusé, dans la typologie de la commedia dell’arte, qui se met au service des amours de jeunes gens une fois encore contrariées par les pères.

À Naples, Octave (Julien Frison) a profité de l’absence de son père, Argante (Gilles David), pour épouser Hyacinte (Pauline Clément ou, en alternance, Claire de la Rüe du Can), Léandre (Gaël Kamilindi) de l’absence du sien, Géronte (Didier Sandre), pour entretenir une relation amoureuse avec Zerbinette (Adeline d’Hermy). Mais le retour de voyage s’accompagne de l’annonce de mariages arrangés, selon les mœurs du temps. Malgré la bonne volonté de Silvestre (Bakary Sangaré), serviteur d’Octave, seul Scapin, valet de Léandre, se montre capable de duper le riche bourgeois Argante et Géronte, manifestement moins riche mais tout aussi avare. Le rôle tenu à la création par Molière, et au Français, entre autres, par Robert Hirsch et Philippe Torreton, est confié à Benjamin Lavernhe. Ce jeune pensionnaire y révèle des talents multiples, ne cesse de déclencher le rire, témoigne d’une liberté de jeu éblouissante, plus encore lors de la soirée retransmise au cinéma, après quelques représentations.

Dans le programme du spectacle, Denis Podalydès écrit : « Le troisième acte est un déchaînement farcesque de cruauté, qui voit la double humiliation de Géronte : dupé, enveloppé et battu par Scapin ; moqué et outragé par Zerbinette qui, sans le connaître, lui conte comment un certain Géronte a été volé par Scapin. Voilà deux scènes (scène du sac, scène du rire) qui sont comme deux massifs élevés dans le paysage du théâtre comique. Scènes étranges où la comédie excède la comédie, où les coups de bâton vont trop loin, où le rire blesse ». Mais, dans sa mise en scène, il se livre un peu trop à une surenchère, jusqu’à parfois lasser. Malgré le double jeu virtuose de Benjamin Lavernhe, qui contrefait sa voix avec différents accents, la scène du sac semble s’éterniser : à la bastonnade répétée s’ajoute un survol des premiers rangs par le sac, à plusieurs reprises élevé dans les airs, puis redescendu, grâce à une machine de manutention, présente dans le port de Naples, en travaux (scénographie d’Éric Ruf). Malgré la jubilation manifeste d’Adeline d’Hermy, le fou rire en cascades de Zerbinette tend à parasiter son récit. Mais ces deux séquences donnent l’occasion à Didier Sandre de se distinguer, dans une distribution pourtant excellente.

À son arrivée sur le plateau, au début du deuxième acte, ce magnifique acteur, entré récemment dans la troupe après un parcours exceptionnel, apparaît méconnaissable. Épaissi par un ventre postiche, engoncé dans un vieux pardessus (costumes de Christian Lacroix), le visage en partie masqué par le bord rabattu d’un grand chapeau, puis révélé sous une espère de coiffe à la propreté douteuse, il prend la parole d’une voix éraillée, avec un accent traînant, se livre à diverses variations sur la fameuse réplique : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? ». Il se montre d’une agilité inattendue, vu l’apparence du personnage, pour faire courir Scapin après sa bourse, difficilement concédée, ou se déplacer sur les échelles métalliques qui permettent aux interprètes de gagner l’aire de jeu, le fond du port. Mais il atteint à une forme de sublime dans la partie muette de son rôle. La tête ensanglantée après les coups reçus, le corps à peine émergé du sac, telle une créature beckettienne, il fait passer sur son visage presque immobile les signes d’une universelle détresse, en grand tragédien qu’il est. Ainsi, du plus farcesque peut naître l’émotion la plus intense.

Molière, Les Fourberies de Scapin

Les Fourberies de Scapin © Christophe Raynaud de Lage

Le Malade imaginaire a un statut particulier : c’est une pièce violemment comique et en même temps indissociable d’une aura mortifère. Déjà très atteint par la tuberculose, Molière tenait le rôle du protagoniste ; à la quatrième représentation, qu’il avait tenu à assurer, le 17 février 1673 au Théâtre du Palais-Royal, la réalité rejoint la fiction ; il meurt, non pas en scène malgré la légende, mais dans la nuit à son domicile proche. Dès lors, la fameuse réplique : « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? », lors de la mise à l’épreuve de la seconde épouse, Béline, en apparence si dévouée, en fait si intéressée, ne peut plus provoquer un rire franc. Plus encore résonnent étrangement le dialogue entre le malade et son frère Béralde, à propos de Molière, de sa satire de la médecine, de son refus des remèdes : « Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal. »

Dans le programme, Michel Didym fait allusion à sa propre expérience de la maladie et de l’hospitalisation, pendant laquelle il s’est pris de passion pour la pièce, lui qui n’avait jusqu’alors monté que des textes contemporains. Il a créé le spectacle au Centre dramatique national Nancy-Lorraine, qu’il dirige, en janvier 2015, avant une tournée en France et à l’étranger. Il reprend actuellement cette production du secteur public dans un établissement privé, ce qui constitue une pratique contestable, mais permet une programmation beaucoup plus longue. Il participe ainsi à la première saison théâtrale conçue par Jean-Louis Martinelli, metteur en scène, ancien directeur du TNS, puis de Nanterre Amandiers, au Déjazet. Le lieu, célébré par Les enfants du paradis, avait été acheté par Jean Bouquin il y a quarante ans, rendu par lui à sa splendeur d’antan, au temps du Boulevard du Crime, dont l’histoire est évoquée en peinture sur le plafond de la salle.

Le nombre de représentations conduit à une pratique de l’alternance, comme à la Comédie-Française, pour certains personnages, en l’occurrence cinq sur huit, à quoi s’ajoutent six fillettes tour à tour dans le rôle de la petite Louison. Aussi précise que soit la mise en scène, le spectacle ne peut que subir des changements de tonalité. Le soir de la première, le 3 novembre, André Marcon interprétait Argan, le malade, et Norah Krief prêtait sa verve, sa vitalité, son énergie, à Toinette, une des servantes les plus délurées du répertoire moliéresque. Connaissant Agnès Sourdillon, autre grande actrice, on peut l’imaginer tout autre, dans le même rôle. Dès son entrée, Norah Krief semble placer le spectacle sous le signe du franc comique. Le registre farcesque se confirme avec l’apparition de Jean-Marie Frin et de Bruno Ricci. Le premier joue les deux médecins, Monsieur Diafoirus, Monsieur Purgon et Polichinelle, le second le fils Diafoirus, l’apothicaire, Monsieur Fleurant, et le notaire, Monsieur Bonnefoy. Tous deux vont ainsi assurer le rire, pendant l’ensemble des représentations, dans une performance favorisée par l’inventivité des costumes, maquillages et perruques.

Argan, le malade, fait partie des personnages moliéresques affectés d’un puissant ridicule. Un très grand interprète tel qu’André Marcon, avec une partenaire comme Norah Krief, donne, dès les premières scènes, la mesure de sa force comique. Mais il révèle plus encore la complexité de son jeu dans les moments d’écoute : des discours du père et du fils Diafoirus, du petit opéra impromptu, inventé par Cléante (Barthélémy Meridjen ou François de Brauer), en maître de musique, pour approcher Angélique (Jeanne Lepers ou Pauline Huruguen), de l’intermède des Égyptiens, pittoresque divertissement donné par les autres interprètes, travestis. Il laisse subtilement transparaître doute, perplexité, crainte, elle, bien réelle de son état, compatible avec le caractère imaginaire de sa maladie. Malgré le déploiement spectaculaire autour de lui (scénographie de Jacques Gabel, lumières de Joël Hourbeigt), le regard ne peut se détacher de son visage songeur, du mystère de son opacité. Et d’autres scènes avec l’épouse (Catherine Matisse), le frère (Jean-Claude Durand ou Didier Sauvegrain), la petite Louison, donnent à André Marcon l’occasion d’associer le ridicule à diverses émotions. Michel Didym, longtemps comédien depuis sa sortie de l’école du TNS, reprend le rôle en alternance. Le spectacle sera autre et en même temps proche, puisqu’il en est le metteur en scène.

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