En lisant le dernier roman de Claudio Magris, Classé sans suite, on y retrouve une cohérence, un rapport au monde, à l’histoire, aux lieux, à la fiction et à la langue qui n’en finissent pas de fasciner les lecteurs.
Claudio Magris, Classé sans suite. Trad. de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau. Gallimard, « L’Arpenteur », 473 p., 24 €
Dans ce grand classique qu’est désormais devenu son essai Utopie et désenchantement, Claudio Magris rappelle que c’est la littérature qui peut sauver les petites histoires, « éclairer le rapport entre la vérité et la vie, entre le mystère et la quotidienneté, entre l’individu singulier et la Babel de l’époque ». Et de définir les romanciers comme des chroniqueurs de l’éphémère, qui braquent une lumière d’éternité sur le fugace.
Esprit encyclopédique, lecteur intransigeant dont la curiosité s’étend de la Mitteleuropa à l’Orient, Claudio Magris n’est pas seulement l’inoubliable flâneur triestin de Microcosmes, ni seulement le voyageur descendant le Danube à la recherche d’enchantements, ni même cet éternel questionneur convaincu que si les poètes sont des « immigrés clandestins sans permis de séjour », s’ils sont des errants, ils sont aussi, de la même façon que les nomades du désert, des guides : « ils montrent des pistes à prendre pour le traverser ».
Il n’est pas non plus uniquement l’arpenteur des « régions inférieures » de Robert Walser, le sismographe à l’écoute de « l’effritement d’un ordre de civilisation millénaire » chez Musil (L’anneau de Clarisse) ; il n’est pas seulement l’éblouissant déchiffreur des grimoires de Joseph Roth et de ce qui lie l’auteur de La légende du saint buveur à la tradition juive-orientale (Loin d’où ?) ; il est aussi un dramaturge dont l’univers crépusculaire exerce une véritable fascination, et un romancier dont les fictions sont des enquêtes autour de personnages troubles, qui semblent se dresser sur le chemin du lecteur pour donner raison à Claudio Magris, de tout temps persuadé que la littérature, quand elle est sans concession et aussi aiguisée qu’un stylet, a ceci de commun avec ce qui est dit dans l’Évangile à propos de la parole du Christ : elle non plus n’apporte pas la paix, mais le glaive, elle est venue pour répandre l’inquiétude, « pour mettre en doute l’ordre social et politique ».
Enquêtes autour de personnages ayant réellement existé, les romans de Claudio Magris ressuscitent des figures de l’ombre, des comparses de l’Histoire qu’il se garde de magnifier ou, au contraire, de flétrir la légende. Celui qui pénètre dans le monde de ce Triestin cosmopolite, sceptique sans complaisance, doit en premier lieu se rendre familière la philosophie de Carlo Michelstaedter, l’auteur de La persuasion et la rhétorique, né près de Trieste, à Gorizia, et suicidé à vingt-trois ans. Son nom revient dans toute l’œuvre de Claudio Magris, qui résume ainsi ses credo dans un roman, L’autre mer : « La persuasion, c’est la possession au présent de sa propre vie et de sa propre personne, la capacité de vivre pleinement l’instant sans se sacrifier à quelque chose qui est à venir ou dont on espère la venue prochaine, détruisant ainsi sa vie dans l’attente qu’elle passe le plus vite possible. Mais la civilisation est l’histoire des hommes incapables de vivre dans la persuasion, qui édifient l’énorme muraille de la rhétorique, l’organisation sociale du savoir et de l’agir, pour se cacher à eux-mêmes la vue et la conscience de leur propre vacuité. »
Est persuadé celui qui a en soi sa vie : cette profession de foi de Carlo Michelstaedter aurait pu être placée en exergue de chacune des fictions de Claudio Magris, mais aussi de ses pièces de théâtre, telles que L’exposition, sur un peintre triestin, Vito Timmel, mort dans un asile psychiatrique quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou bien encore Stadelmann, portrait de l’ancien valet et secrétaire de Goethe, extirpé des oubliettes (l’hospice d’Iéna) où il croupissait, et invité à participer aux célébrations du centenaire de la naissance de l’auteur de Faust.
Dans ses romans aussi, fort de cette certitude selon laquelle, comme il l’écrit dans Classé sans suite, toute invention, grande ou modeste, « se nourrit de faits qui se sont réellement produits et de personnes qui ont réellement existé », Claudio Magris mène de vastes investigations littéraires autour d’un ami de Carlo Michelstaedter (L’autre mer), ou d’un officier de l’armée cosaque dont la mort est restée un mystère non élucidé (Enquête sur un sabre). Dans Classé sans suite, une note à la fin du livre nous apprend que pour le protagoniste de ces pages, l’auteur s’est inspiré tout à fait librement d’une personne qui a réellement existé, « un génial et irréductible Triestin de grande culture, animé d’une passion acharnée et qui a consacré sa vie entière à collecter toutes sortes d’armes et de matériels de guerre pour créer un musée de la Guerre original et foisonnant destiné à devenir, par l’exposition de tant d’instruments de mort, un instrument de paix ». Mais, avoue aussitôt Magris, d’avoir trouvé ce personnage l’a obligé à réélaborer ce que la réalité lui a mis sous les yeux et, à partir de ce matériau, il n’a fait qu’exercer son droit d’invention, tant et si bien que ce n’est pas ce Triestin qui est peint dans le livre mais un personnage qui est le pur produit de son imagination.
Sorte de Citizen Kane dont l’obsession serait de créer un « Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire », le héros sans nom à l’origine de ce projet dont on n’en finit pas de se demander s’il est une œuvre de salubrité publique ou le monstrueux avatar d’une dangereuse mégalomanie, fait l’objet d’une enquête de l’écrivain, qui le traque jusque dans ses derniers retranchements, et se lance lui-même dans une enquête destinée à révéler les plaies béantes de l’Histoire. L’autre personnage du livre est une jeune femme nommée Luisa, perdue dans le labyrinthe de ses recherches sur ses origines.
Avec À l’aveugle, ce roman qui nous transportait de la Yougoslavie à l’Australie, Classé sans suite, qui oscille sans cesse entre le grotesque et ce qui suscite tantôt le sarcasme, tantôt l’épouvante, est peut-être le roman qui correspond le mieux à la définition que Claudio Magris dans Microcosmes, donne de l’art du récit : « Raconter, c’est entrer en guerre contre l’oubli et être de connivence avec lui ; si la mort n’existait pas, peut-être que personne ne raconterait. » Dans Classé sans suite, autant le projet du Musée de la Guerre pour la Paix paraît un projet insensé, autant le roman qui relate l’histoire de cette folie ressemble à une majestueuse odyssée où la mémoire cherche à triompher du Néant.