Déplacer Montaigne

La collection « NRF Biographies » a sollicité la grande historienne de l’époque moderne pour fournir une nouvelle histoire de la vie du philosophe humaniste, dont le détail est aussi méconnu que son œuvre est célèbre. Arlette Jouanna n’ajoute pas de superflu à la monumentale littérature consacrée au penseur du XVIe siècle, en apportant un regard savant et sensible d’historienne au fait de la transdisciplinarité qui caractérise la science historique contemporaine. Ce Montaigne offre une intelligence inédite des Essais et de leur auteur dont il dévoile au passage toute l’inactualité si proche des troubles de notre temps.


Arlette Jouanna, Montaigne. Gallimard, 456 p., 24,50 €


Pour mettre Marcel Schwob sens dessus dessous, trop d’historiens ont malheureusement cru qu’ils étaient biographes. Cela ne concerne pas Arlette Jouanna, dont le talent et la rigueur intellectuelle prouvent à leur tour dans ce Montaigne à quel point les historiens se sont réconciliés avec le genre biographique depuis que les Annales ont heureusement provoqué sa remise en cause. D’outre-tombe, l’auteur des Essais conduit l’historienne à imposer un nouveau démenti à Schwob, qui voulait que le biographe fût celui qui sût faire parmi les possibles humains un choix unique : les Montaigne s’entremêlent nombreux dans cet ouvrage qui ne trahit en cela jamais la pensée de l’ancien maire de Bordeaux.

Parcourant avec élégance la bibliographie pléthorique consacrée à ce dernier, Arlette Jouanna en synthétise l’essentiel, voire corrige de nombreuses approximations toujours en vogue chez nombre de commentateurs. Sont passés en revue les Montaigne humaniste, philosophe, catholique fervent, moyenneur transigeant des guerres de religion, édile sérieux et lucide, propriétaire consciencieux, esprit libéré des conventions de son époque, bon vivant, séducteur autant que misanthrope, courtisan dégoûté ou frustré, ambitieux, parfois mesquin… L’ordonnancement de ce personnel exubérant est dirigé par l’historienne avec le classicisme propre à de nombreuses biographies, qui lient le chronologique au thématique. Cet angle d’étude permet à Arlette Jouanna de toujours confronter l’homme à son livre, qui a fini par l’incarner tout entier, selon une double ambition historique : contextualiser la pensée du livre dans la vie de l’homme, et donc dans son époque ; penser l’époque à partir de l’homme, et donc de son livre.

Arlette Jouanna, Montaigne

La thématisation du propos est ainsi idéalement invasive, chaque étape de la vie méconnue de Montaigne étant l’occasion d’analyses historiques disparates mais toujours bienvenues : la liberté et l’altérité pensées à travers les deux pôles de l’amitié (La Boétie) et du cannibale ; la pensée politique confrontée tant à l’érudition humaniste qu’à l’actualité des guerres de religion ; la gestion du domaine familial et son rapport avec l’éthos nobiliaire provincial de la seconde moitié du XVIe siècle, etc. Cette vie de Montaigne retrouve quelque chose des Essais en ce qu’elle multiplie les points d’entrée de nombreux champs intellectuels propices à la réflexion, la méditation et l’étonnement. Ainsi qu’à la pénétration dans l’actualité de nombreux champs historiographiques récents, dont cette biographie permet une saisie synthétique efficace. C’est en effet, et bien évidemment, en historienne qu’Arlette Jouanna conçoit cette thématisation de la vie de Montaigne rendant hommage à la fonction synthétique coutumièrement attribuée à l’histoire au sein des sciences humaines et sociales. Parmi les nombreux domaines abordés, on retient notamment l’analyse des liens entre Montaigne et les différentes cours durant les guerres de religion, qui intègre le dynamisme récent des travaux consacrés à ces questions, notamment ceux de Nicolas Le Roux sur la faveur royale.

Cette actualité historiographique ne doit pas surprendre, puisque les travaux d’Arlette Jouanna ont largement contribué à refonder de nombreuses études historiques : parmi tous les Montaigne déjà cités, Arlette Jouanna était sans doute la seule à même d’en dévoiler un véritablement inédit,  quidam incongru de la moyenne noblesse de l’époque, tout à la fois caractéristique et profondément marginal au sein d’un ethos nobiliaire dont l’historienne est, sans nul doute, l’une des plus grandes spécialistes. Ainsi les passages les plus convaincants du livre sont-ils régulièrement ceux qui retrouvent les domaines d’élection de l’auteure, tels qu’elle les a exposés notamment dans Le devoir de révolte (1989) ou auparavant dans son travail de doctorat sur l’idée de race au XVIe siècle (1975). La situation des Essais dans ce contexte socio-historique offre une compréhension renouvelée de la pensée de Montaigne, dont on découvre l’inscription complexe, souvent contrariée, dans cette classe sociale en pleine (re)composition pendant les guerres de religion : issu d’une famille récemment anoblie, exclu malgré lui des sociabilités de la haute aristocratie qu’il cherche, parfois mesquinement, à intégrer, et dès lors logiquement confronté à des responsabilités régionales (mairie de Bordeaux) et royales, même si sa carrière de courtisan reste mal connue. La réflexion philosophique et savante sur la liberté prend alors un tour historique inouï, qui la rattache à cette histoire versatile et capricieuse des mentalités aristocratiques d’Ancien Régime.

Arlette Jouanna, Montaigne

Arlette Jouanna © Catherine Hélie

Selon cette perspective, Arlette Jouanna parvient à fournir une intelligibilité convaincante de points encore troubles dans l’œuvre du philosophe, par exemple dans l’analyse des nombreuses et « irrécupérables » saillies triviales des Essais quant à sa digestion, ses goûts alimentaires ou sexuels. L’établissereste ment d’un continuum entre celles-ci et la pensée du corps social et politique par Montaigne comme corps imprévisible et changeant – ce qui rend impossible l’établissement d’un régime politique idéal – est particulièrement enthousiasmant. Plus largement, les nombreuses incises – témoignant souvent d’une admirable rigueur scientifique – ajoutent beaucoup à l’intérêt de l’ouvrage pour les spécialistes comme pour les profanes, rejoignant en cela l’ensemble de l’œuvre essentielle d’Arlette Jouanna. Cela dit, il est fort probable que le livre trouve ses détracteurs dans ce dernier constat : par rapport aux précédentes biographies du maire de Bordeaux, ce nouvel opus tend en effet à infléchir largement les vies de l’auteur vers les préoccupations propres à l’historiographie contemporaine de l’époque moderne, en premier lieu celle de la genèse de l’État. Si l’on se félicite que cette question soit enfin abordée avec force dans un ouvrage destiné au grand public, il n’en pas moins que ce Montaigne relègue parfois au second plan le travail proprement littéraire et philosophique, comme l’illustre d’ailleurs la rareté des références à ses postérités. L’étude des rapports du philosophe avec les milieux humanistes n’est pas l’objet de développements prolixes, quoiqu’elle rappelle les attachements intellectuels et mondains kaléidoscopiques de l’auteur des Essais (Étienne Pasquier, Guy Du Faur de Pibrac, Philippe Duplessis-Mornay…). Pour retrouver cet aspect de l’œuvre et de la vie de Montaigne, il faut un lecteur méticuleux et attaché à sonder les notes et appareils critiques, où on le retrouve assurément.

Ces Montaigne que présente Arlette Jouanna sont donc ceux de l’historienne, et il faut saluer la clairvoyance de la collection « NRF Biographies » qui a confié un tel sujet à une telle auteure : le public plus intéressé d’histoire littéraire ou philosophique pourra aller vers d’autres références, notamment le récent travail de Philippe Desan. Tous les lecteurs trouveront toutefois dans cette biographie l’envie de lire ou de relire cette œuvre monumentale qui nous est révélée dans sa banalité originelle, celle qui fit certainement douter Montaigne quant à la capacité de son livre à trouver des lecteurs. Cette redécouverte d’un Montaigne à nu est la plus belle réussite du livre d’Arlette Jouanna, qui fait la preuve que les Essais ont trouvé en elle plus qu’une lectrice telle qu’ils se lamentaient de ne pas en trouver, mais bien une commentatrice fidèle au propos autant qu’aux nécessités de le penser. Comme il est rappelé dans de fugaces passages, cette pensée et cette lecture font écho à notre actualité avec une évidence troublante : guerres de religion, dogmatisme, liberté, altérité, identité(s), forment autant la cohorte lexicale des Essais que des quotidiens de 2017. Le travail d’historien remarquablement effectué permet d’en contextualiser la trame et d’en permettre une intelligence affinée et approfondie. Cela donne une biographie comme Montaigne l’aurait certainement voulue, refusant de choisir pour conserver tous les possibles humains dans la clarté du jugement.

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