Jean Ristat publie peu de poésie : un mince volume de loin en loin – le dernier, Le théâtre du ciel, date de 2009 –, dans un grand format qui lui donne beaucoup d’allure. Le titre de celui-ci (l’un des vers du recueil), avec son lyrisme insolent, semble une provocation envers l’esprit du temps.
Jean Ristat, Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés. Dessins de Gianni Burattoni. Gallimard, 64 p., 12,50 €
Cette invocation est évidemment une adresse aux disparus. Jean Ristat n’est jamais mieux lui-même que dans l’élégie et la déploration. Qu’on se souvienne de son hommage à Aragon (Tombeau de Monsieur Aragon, Gallimard, 1983) ou du chant funèbre de La mort de l’aimé (Denoël, 1998) : « Viens voir marceline comment un homme pleure ». Si seule la première partie de ce triptyque, « L’éloge funèbre de Monsieur Martinoty », relève véritablement du thrène, l’essentiel du recueil baigne dans la pénombre.
On l’aura compris, rien de plus inactuel que ces pages. Avec « L’éloge funèbre », nous ne sommes pas dans la réalité mais au théâtre, et non dans le monde contemporain, mais quelque part dans l’âge baroque, dont Jean-Louis Martinoty fit par ses mises en scène redécouvrir les opéras. Outre diverses allusions au répertoire lyrique (« Mélisande a perdu sa bague dans l’eau d’une / Fontaine… ») et une constante évocation du théâtre –jusqu’à la cérémonie funèbre, qui prend l’allure d’une dernière mise en scène du défunt (« Te voici théâtre Ô théâtre de la mort ») –, c’est aussi par l’écriture que Jean Ristat s’accorde à son sujet. On le sait imprégné de la culture des XVIIe et XVIIIe siècles, malheureusement oubliée par les contemporains, ce qu’il démontre en toute occasion, tant par le choix de ses thèmes (la mort, l’amour, l’impermanence, le jeu des illusions) et par l’exacerbation des sentiments, mêlés souvent d’une leçon morale : « Nul n’échappe à la froide nécessité », que par son système d’images fortement contrastées – la lumière et la nuit, la gloire et la vermine, etc. Ainsi, dans ce recueil, des vers évoquant l’opération du cœur qui emporta l’homme de théâtre, d’une force et d’une crudité qui rappellent les écorchés de certains tombeaux de l’époque baroque :
« Sonnent les sept heures au petit matin gris et
Bas de janvier lorsqu’endormi il repose dans
Une débauche de lumière sur la table
Déjà comme un gisant nu offert aux couteaux
Et aux ciseaux à découdre ce que nature
Soigneusement au fil des saisons avait cousu
À découper les chairs et scier la cage où
Le cœur se cache comme un oiseau affolé
Les bras grands ouverts le voici offert viande
De boucherie et dans l’écartement des membres
Disjoints »
La section centrale, « Le pays des ombres », est une sorte d’opéra décousu où, dans un flot d’images énigmatiques, l’auteur laisse affluer les souvenirs, des atrocités de la guerre : « Je suis né au pli du crime », jusqu’à sa mort future, vaste théâtre d’ombres marqué par la perte : « Ceux-là que j’ai aimés sont morts… ». Est-ce un fantasme de lecteur ? J’ai cru voir s’y profiler la grande ombre d’Aragon : « Je porte la nuit comme une cape sur mes / Épaules ». Au regard de la plupart de ses livres précédents, où le poème se développait avec une certaine ampleur, l’élégie, ici, se brise aussitôt qu’ébauchée, réduite en fragments de quelques vers, une dizaine tout au plus, comme si le souffle de l’auteur s’était raccourci avec l’âge, comme si le grand chant avait tari. Jean Ristat acquiesce ainsi tardivement à cette esthétique du discontinu qui signe notre époque et à laquelle il s’était jusqu’ici à peu près refusé.
Le dernier volet de ce triptyque, « Détricoter la nuit », est une lecture très libre des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Jean Ristat y retrouve une vigueur juvénile, une aisance d’écriture et un plaisir d’invention qui rappellent ses premiers livres, et, le lisant, c’est tout un pan de ma propre jeunesse qui fait retour, non par un fait de mémoire, mais de façon sensible, par une sorte d’ébranlement de la chair aveugle : « Ô comme il est loin le pays d’où je viens… »
« C’était la saison où fleurissent les tilleuls
Les jeunes filles couraient avec le soleil
Une baguette de coudrier à la main
Et sur les chemins terreux les garçons montés
Sur des chevaux de bois rêvaient de l’égypte et
De ses pyramides le soir ils portaient des
Bas rouges les genoux couronnés d’épines pré
Lats sans autre cathédrale que la ramée
Des grands arbres où veillent les tourterelles loin
Du ciel où les dieux s’ennuient et meurent oubliés
La comtesse de ségur comme une abeille aux
Tuileries de fleurs en fleurs tu parlais si bien
Le français »
La mesure de Jean Ristat est l’alexandrin continué – sa mesure, non sa cadence, tant celle-ci est contrariée. C’est un vers non césuré, coupé au besoin après l’article, ou même au milieu d’un mot, au mépris du dictionnaire, et alors, le plus souvent, avec un jeu de sens sur le rejet (« cul / butées »). Ici, toutefois, l’alexandrin ne règne pas aussi triomphalement qu’autrefois. Le vers oscille à présent autour du mètre classique, parfois un peu tronqué ou un peu étendu, parfois brutalement interrompu pour faire place à un ou plusieurs vers très courts, si bien que le chant naturel de l’alexandrin est sans cesse entravé : ce en quoi Jean Ristat n’échappe pas à l’esprit du temps.