Quand ils se retrouvaient, Dominique Eddé et Edward Said aimaient à se promener dans les jardins des villes. Dans leurs longues conversations d’amants passionnés mais aussi d’amis liés par toutes sortes d’intérêts communs, ils se racontaient l’un à l’autre et discutaient de politique, de littérature, de musique. Il y a quatorze ans maintenant que Said est mort, vaincu par cette leucémie contre laquelle il s’était battu pendant de longues années. Dominique Eddé n’a pas cessé d’entretenir ce dialogue, nourri par sa proximité exceptionnelle avec l’intellectuel palestino-américain et nous le livre ici, en vingt-trois stations d’un texte dense.
Dominique Eddé, Edward Said, le roman de sa pensée. La Fabrique, 227 p., 15 €
Said est surtout connu, et parfois détesté, en France pour son livre L’orientalisme, qui marque un véritable tournant dans la pensée occidentale et inaugure ce que l’on a appelé depuis la pensée postcoloniale. Pendant longtemps les éditeurs ont hésité à traduire et à publier les ouvrages d’un auteur « hérétique », – comme il l’écrivait lui-même à propos de Fanon – , critique impitoyable de la colonisation dans ses aspects non seulement politiques mais également culturels. Très peu d’ouvrages lui ont été consacrés, à la différence de ce qui s’est passé dans beaucoup d’autres pays. La parution du livre de Dominique Eddé répond donc à un vrai besoin et à une véritable attente.
Intellectuel critique, dans la lignée d’un Julien Benda, Edward Said avait comme principe éthique et politique de « dire la vérité au pouvoir ». Et il ne s’en est jamais privé. Toutefois ce n’est pas à ce Said-là, mais davantage au théoricien de la littérature, que Dominique Eddé nous fait accéder. Elle contourne ce monument, peut-être trop et trop mal visité, qu’est L’orientalisme. C’est autour de la lecture attentive de quelques très grands écrivains ou théoriciens, Conrad, Proust, Valéry, Swift, Vico, Auerbach, Fanon, Foucault, Orwell, Camus, Cioran et d’autres encore, que se déroule une longue conversation au cours de laquelle l’auteur confronte sa lecture, ses propres interprétations et ses propres préférences, à celle de son interlocuteur, imaginaire puisque mort, mais tellement présent.
À l’exception de ses essais réunis dans Réflexions sur l’exil, aucun des grands textes que Said a consacrés à la littérature, n’est accessible en français, pas plus que sa thèse sur Conrad, Joseph Conrad and the fiction of Autobiography, son ouvrage Beginnings, qui pose la différence entre origine et commencement, et son recueil d’essais, The Word, the Text and the Critic. Dominique Eddé reprend ces textes et nous donne accès à eux. En cela, déjà, son livre est extrêmement précieux. Mais elle ne se contente pas de citer, longuement. Elle ne s’efface jamais, relit ces analyses, les discute, et ; en familière de la psychanalyse et notamment de l’œuvre d’André Green, elle établit des liens entre un Edward intime, que nous connaissions déjà par ses mémoires, et Said qui écrit, théorise et s’engage.
Dans ce cheminement, Joseph Conrad, « le compagnon secret » de Said, occupe une place toute particulière et lui offre « simultanément la fuite et le retour au passé » (page 36). Dominique Eddé voit dans Said tout comme dans Conrad, marin et écrivain, un « homo duplex », dont la dualité s’est déclinée sur presque tous les plans : la littérature et le monde des idées, la musique et la politique, la carrière universitaire et la rébellion personnelle. Tout le livre se décline sur ce thème de l’entre-deux, du double, de l’écart. « Notre lieu de retrouvailles, c’était l’entre-deux. L’aéroport. La salle de concert. L’hôtel. Les voitures de location. Les endroits où il se trouvait des livres, des arbres, une cheminée, un piano. La mer. Les jardins » (page 160).
S’éprouvant, à la manière d’Adorno comme un « exilé permanent » Said qui, dans le dernier texte publié de son vivant, dans lequel il s’attachait, à travers le Moïse de Freud, à ce que ce dernier avait de « non-européen », avait fait de la non-appartenance, de la dimension de la négativité, la caractéristique de l’intellectuel critique. En ce sens, il se situe dans une grande tradition de pensée qui ne se limite pas à la théorie critique : celle de la philosophie. Merleau-Ponty, auquel Said a consacré le premier des essais publiés dans ses Réflexions sur l’exil écrivait dans son Éloge de la philosophie qu’on ne relira jamais assez que « le philosophe veut être partout à la fois au risque de n’être jamais tout à fait nulle part ». Il ajoutait plus loin : « il est inutile de contester que la philosophie boîte ».
Au risque de tomber dans ce que Deleuze qualifiait de familialisme, Dominique Eddé explique par la relation ambivalente qu’il entretenait depuis l’enfance avec son père et avec sa mère, ce clivage, cet écartèlement d’Edward Said, qui n’a jamais réussi à s’unifier, ou, pour employer une métaphore musicale qui lui aurait sans doute convenu, à parvenir à la consonance. À cela s’ajoute la difficulté d’avoir à négocier entre (au moins) deux identités : Edward, anglicisé ou américanisé, et Said, qui reste arabe. C’est aussi d’elle-même que parle ici Dominique Eddé. En s’interrogeant sur Edward Said, elle ne craint pas de se questionner elle-même, mais surtout elle s’affirme face à lui.
Cette conversation animée, qui donne parfois l’impression que les deux interlocuteurs se font face, et où il est aussi question de musique, autour de la personne de Daniel Barenboim, n’exclut pas, en effet, le différend. La relation « magique » qui les unissait, la passion vécue nécessairement hors de la quotidienneté conjugale, n’était pas exempte de conflits, de crises, de moments de rupture. Dominique Eddé ne les dissimule pas, même si elle les évoque avec pudeur. Mais le différend était également intellectuel et politique. Leurs goûts à tous deux n’étaient pas toujours identiques : Said, par exemple, à la différence de Dominique Eddé, n’avait pas d’affinité particulière avec Dostoïevski et il ne partageait pas son enthousiasme pour Cioran.
Le différend politique avec un Said dont elle écrit, au tournant d’une phrase, qu’il fut « un militant un peu excessif » est bien plus important. Les divergences qu’elle expose très longuement, portent avant tout sur la question de l’islam. Covering Islam, traduit en français sous le titre de L’islam dans les médias, a été conçu comme le troisième volet d’une trilogie, dont le premier était constitué par L’orientalisme. Il s’agit de déconstruire la représentation hégémonique d’une opposition de l’Islam à l’Occident, qui est un des visages de l’orientalisme. Nul ne peut dire quelles auraient été aujourd’hui les analyses de Said. Mais Dominique Eddé, comme si elle tentait de le persuader, leur substitue les siennes, longuement développées, et qui font surgir ce « spectre de l’islam » que Said avait tenté de conjurer.
Dans les derniers moments de sa vie, Said envisageait d’écrire un roman. Il n’en a pas eu le loisir. Dominique Eddé, avec son immense talent de romancière (mais aussi d’essayiste) a fait de ce personnage tellement séduisant et romanesque, le héros d’un roman qu’il aurait pu écrire, et où le récit, la plongée dans les inconscients, le disputent à l’analyse littéraire et aux prises de position politiques. Volontairement provocateur, ce livre émeut, incite à la polémique mais aussi à la réflexion.