Casser des murs avec une masse

« Le béton, c’est pas un métier de pédés. » C’est dans l’effet rebond de cette phrase-trampoline, qui n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, qu’Anne F. Garréta, lauréate du prix Médicis pour son précédent roman, Pas un jour (Grasset, 2002), normalienne, membre de l’Oulipo, maître de conférences à Rennes II, professeur à l’université de Duke, propulse insolemment son lecteur.


Anne F. Garréta, Dans l’béton. Grasset, 180 p., 17 €


Lire ce roman de Garréta est une expérience réjouissante : c’est un peu comme lire un roman de Queneau tout en défonçant un mur avec une masse. Les sensations physiques et intellectuelles abondent dans ce livre. Il y a la rare joie de tomber, que la narratrice désigne comme l’art du « chutisme » : « À notre père, il nous assure, ça lui a sauvé la vie et même les ouilles et même les os plus d’une fois, cette facilité dans le chutisme. » Nous avons aussi la possibilité de nous envoyer en l’air dans une nacelle-lessiveuse grâce à un treuil accroché à une poutre : « On va tous les trois monter dans la lessiveuse. On va tirer sur les brins de chaîne qui actionnent le treuil […] Les roulettes quittent le sol de terre battue, la lessiveuse décolle, et nous dans cette nacelle, on prend de la hauteur ».

Nous pouvons aussi, comme indiqué ci-dessus, casser des murs avec une masse : « T’es sûr que c’est pas un mur porteur ? lui a demandé Angélique qui dubitait beaucoup de l’utilité d’une telle démolition ? On verra bien, il a dit. » Nous pouvons rejouer les guerres acharnées que les enfants se livrent les uns aux autres, et utiliser une arme originale : « La bouse-bombe, on la déploie à courte aussi bien qu’à longue portée et on la vectorise de préférence à la raquette de badminton. »

L’aventure de ce roman est une aventure familiale proposée ou plutôt imposée par le père à ses deux filles, la narratrice, dont on ignore le prénom, et sa sœur surnommée « la Poulette ». La mère se tient en retrait, dans le silence ou les larmes. Chaque gamine tient son rôle. La narratrice a beaucoup à faire : « Je dois tout faire dans cette histoire : la psychologie, les descriptions, les soudures, l’électricité, le béton, et pas me planter et éviter de nous électroputer. » Elle doit aussi faire patienter sa sœur qui est littéralement tombée dans le béton pendant que son père est parti chercher du secours en lui remémorant toutes les batailles qu’elles ont menées tour à tour pour défendre une petite voisine, jeune Milady improvisée, ou « un ptit pd » terrorisé par des bourges, ou simplement pour jouer à la guerre parce que c’est un jeu qui n’est pas réservé aux garçons. La guerre, ça n’est plus ce que c’était : « Et puis, même à nous deux, la Poulette, on vaut à peine notre pesant de chair à canon. Il nous faudrait des cousins et des neveux, des filleules et des germaines… Il nous faudrait des familles nombreuses et étendues, des ramées généalogiques luxuriantes, des futaies entières… Mais ça s’fait plus… Justement depuis l’temps desdites tranchées, qu’ont tranché bien trop profond dans l’vif de la génération et coupé le fil en hachant les fils. On a plus la démographie pour ces guerres-là. Misère. »

La sœur de la narratrice est plus affectueuse que celle-ci, selon les dires du père (« Ma ptite sœur qu’est plus affectueuse que moi – c’est sske dit notre père »), mais c’est aussi une femme d’action, en ce sens que l’action n’a pas seulement une portée physique ou mécanique, elle a une portée émotionnelle (un des enjeux de ce roman) : « C’était la consternation. Dans ces cas-là, c’est ma ptite sœur qui décoince les situations […] Elle agonit sévère. D’être agoni comme ça, le consterné, ça l’ranime, ça l’motive. Notre père, ça l’galvanise, même ».

Le père est un ex-pauvre : « D’abord dans la vie, notre père il avait été pauvre. Il avait rien. Et puis d’un coup, pléthore… Yahveh trop. » Le père, donc, se retrouve sans l’aide de Dieu face à la vie moderne, à la société de consommation, à l’illusion consumériste. Il y réagit vivement et entraîne ses filles dans une entreprise pleine de bonne volonté et en forme de contestation sociale visant, entre autres choses, à réparer systématiquement ce qui est irréparable : « Notre père aimait pas gâcher. Les réfections, il les fait avec du vieux fil qu’il recycle. Les cordons diminuent de longueur. Les lampes, à la maison, on s’prend des décharges chaque fois qu’on s’risque à les allumer. |…] On préfère rester dans le noir et attendre quelqu’un s’dévoue et s’résigne à s’électroputer pour le bien commun ».

Anne F. Garréta, Dans l’béton

Anne F. Garreta © Isabelle Boccon Gibod/Opale/Leemage/Flammarion

Au souci de réparer soi-même le matériel, s’ajoute pour la narratrice celui de dominer la matière par la pensée. À la contrainte de la matière, au béton qui durcit, aux fusibles qui sautent, se superpose la contrainte de ne pas risquer « d’atrophier notre ingéniosité native, notre faculté démerdarde ». Car l’essence de la vie nécessite la préexistence d’une solution à chaque problème : « C’est simple, a expliqué notre père à grandmère, quand vous allumez le four, vous débranchez le frigo et ça sautera plus. »

Mais, malgré la bonne volonté des deux petites et le silence de la mère, une sourde contestation s’élève à l’encontre du père. Cette contestation est indissociable de l’amour que les petites portent à leur paternel, même lorsque la Poulette agonit le père d’injures avec une force d’inventivité sans pareille : « Elle doit s’entraîner dans sa tête, ou alors elle a une tablette spéciale pour noter les injures intéressantes qui lui tombent sous le sens ou qui lui viennent à l’esprit. »

Il n’en reste pas moins que le père entraîne la famille dans des catastrophes qui s’enchaînent les unes aux autres selon une loi que la physique des particules ou l’astrophysique nomme l’entropie. « L’entropie, c’est simple, dit la Poulette : l’entropie, c’est notre père. » L’entropie, c’est la confusion. C’est le bordel. Le père est un incapable malheureusement encore trop capable d’agir. Ce père, « les bagnoles paralytiques, les TSF aphones, les machines à laver frénétiques, il s’était senti un penchant à les soigner, à les sauver ». Il sauve donc, ce qui est éminemment paternel et il donne des ordres, ce qui ne l’est pas moins : « Il a toujours aimé pontifier. Poncifier aussi, parfois, et hardiment. Donner des ordres, surtout. »

Mais cette vocation paternelle demande à son entourage de redoubler de vigilance, par exemple au sujet « des prises électriques étanches, en plastique, qu’on avait dissuadé notre père d’améliorer pour pas qu’elles soient niquées avant même d’avoir servi ». L’électricité, c’est le point fort du père : « Même quand ostensiblement c’est pas l’électricité qu’il bricole, notre père, il trouve encore des moyens inédits de se prendre des courts-jus. Il arrive à s’électroputer avec n’importe quoi tellement il est ingénieux. »

Tout commence lorsque la mère offre au père une bétonneuse : « La bétonneuse est un exemple vivant de cette vocation de mon père. » De cet achat s’ensuit une boulimie de portland : « Chaque fois qu’on montait faire les courses en ville, notre père disait, en sortant de la boucherie par exemple : – On passe prendre un sac de ciment à côté ? » Entraînées par leur père à faire du béton à tire-larigot, les filles font leur éducation, et ce lien de transmission entre le père et les filles est un des éléments les plus savoureux du roman : « On apprenait du vocabulaire, tous les mots techniques de l’art : clef de 12, salope, goupille, joint, vérole, collier, cruciforme, putain et va t’faire foutre ! » Même si ce lien est raconté de façon comique, même si tout est propice à la farce, les émotions des personnages sont délicatement rendues et l’on atteint à une profondeur psychologique, à une description de l’âme dans son fonctionnement intime, selon un procédé que le narrateur désigne, avec juste raison, comme du fignolage : « je fignole. Je fignole […] Alors le matin, pour me lever, c’est consternant ». La pensée est une machine. Une machine à dénoncer le père ou à le tuer avec tendresse : « Heureux aussi, paraît-il, ceux à qui il est donné de coucher sur des tablettes des trucs qui le méritent, comme l’impéritie paternelle et la cata lapidaire ! »

Anne F. Garréta, Dans l’béton

Il faut dire que le fignolage de la fille recouvre parfaitement la désinvolture du père : « Mon père, qu’était toujours pressé de finir et qui donc haïssait les finitions, les fignolages, de même que les tafioles et la finitude de toutes choses, notre père négligeait souvent de rincer à fond la bétonneuse après qu’elle avait fini de nous servir son béton. »

Le récit est une machine, le langage est un outil et la matière du récit a besoin du temps comme le béton a besoin de ciment : « Je m’emmêle encore un coup les pinceaux dans le barbelé des temps », s’exclame la narratrice. Elle veut dire « l’étiologie de la chose et son cours, tel qu’exposé par la Poulette le soir même dans notre lit ». Dans le lit, la nuit, la pensée rumine les événements de la journée et l’exigence d’organisation du récit torture les méninges : « C’est pour ça que je glande la nuit. Je passe de plus en plus de temps dans ma tête à tout réparer, à tout reprendre là où ça a foiré, là où ça a électroputé, là où ça a explosé, là où ça s’est dézingué, démantibulé, effondré. Je sombre dans la mélancolie. »

Cette mélancolie touche au sublime, lorsque la sensibilité de l’auteur trouve les mots de Michaux pour dire la nuit : « Le temps s’épaissit comme l’obscurité. On dirait que la nuit remue, qu’elle se retourne dans son lit d’herbages et de haies. Parfois, même, on sent un souffle, un courant d’air plus froid sur la peau du visage, comme une caresse. »

L’impéritie du père, cette machination indéboulonnable, entraîne les deux enfants à l’inéluctable : « après que notre père nous égara dans l’immensité neigeuse et nocturne de la fin du monde », l’aventure pourrait mal tourner, l’impuissance virer au désespoir, si la narratrice ne s’exclamait pas :

« Nuicidons-nous pas.

Mais quoi foutre alors ? »

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