Si Donald Trump avait écrit un essai sur la linguistique, on peut imaginer que le résultat de ses cogitations n’aurait pas été très différent du livre de Tom Wolfe, Le règne du langage.
Tom Wolfe, Le règne du langage. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen. Robert Laffont, 216 p., 19 €
Le populisme gagne nos sociétés, et l’on voit aujourd’hui le triomphe des yaka-fokon qui clament à tous les vents que les choses sont simples et qu’un peu de bon sens suffit à les expliquer. Tom Wolfe est de ceux-là. On savait déjà que Wolfe avait connu le succès avec son premier roman, Le bûcher des vanités, paru à la fin des années 1980, dans lequel il décrivait les affres d’un trader quadragénaire et richissime qui peinait à comprendre pourquoi certains (la justice, la presse) lui en voulaient d’avoir écrasé un Noir en allant chercher sa maîtresse à l’aéroport. On savait également qu’il se réclame du « nouveau journalisme », lequel, si j’ai bien compris, consiste à écrire à la première personne et à présenter ses opinions comme si c’étaient des faits. En revanche, on ne le savait pas linguiste, et on avait raison : il ne l’est pas. Mais la quatrième de couverture nous apprend que « la langue est son principal outil de travail », et c’est donc à ce titre qu’il nous livre ses considérations sur la théorie de l’évolution et l’apparition des langues. C’est un peu comme si on avait demandé à un plombier de nous donner son avis sur les équations de Navier-Stoke. Au mieux, le résultat peut être amusant… Malheureusement, ici, ce n’est pas le cas.
Dans ce tweet de 212 pages, Tom Wolfe s’attache à vilipender les scientifiques en général et Darwin et Chomsky en particulier. En gros, Darwin n’a rien compris à ce qu’il faisait, et il a piqué toutes ses idées à un certain Wallace. Quant à Chomsky, son plus grand tort est d’avoir passé cinquante ans à travailler dans son bureau, sans aller sur le terrain ! Et si ces arguments ne suffisent pas à vous convaincre de l’inanité des théories de ces deux personnages, Wolfe assène la preuve ultime qui valide ses propos : Darwin et Chomsky sont respectés par les universitaires dans le monde entier ! Ceci démontre à l’évidence l’existence d’un vaste complot des élites destiné à nous faire croire à l’évolution des espèces et des langues. Heureusement, Wolfe est là pour nous dévoiler ces secrets qu’on nous cache.
Bref, pour qui s’intéresse à la langue, lire ce livre est une perte de temps. En revanche, quiconque envisage d’écrire une thèse sur le sophisme doit se le procurer de toute urgence et le placer en tête de sa bibliographie. Tout y passe : attaques ad hominem ([Darwin] « La calotte crânienne dégarnie, le peu de cheveux qui lui restent ayant viré au gris, il s’est laissé pousser une barbe dite de philosophe, cet attribut capillaire qui est depuis les temps glorieux de Rome l’apanage des sages »). Appel au ridicule (« l’éminent Chomsky envoie ses éclairs de foudre [sic] aux malveillants d’en bas à une cadence ahurissante, […] l’occasion de quitter enfin son bureau pour sillonner le monde en avion »), généralisation abusive, prétérition (procédé rhétorique efficace, mais surexploité, dont nous verrons un exemple en fin d’article), sophisme par association…
Alors que les linguistes et autres universitaires continuent de « se cogner la tête contre la même muraille, encore et encore, à s’aplatir dessus par vagues successives, par bancs entiers, génération après génération… », Tom Wolfe vit une épiphanie : « Bingo ! Par une belle nuit étoilée, j’ai percuté. […] cela m’est venu comme une parfaite évidence, au point que j’ai eu du mal à croire qu’aucun savant patenté n’ait même effleuré l’idée avant moi : il existe entre l’être humain et l’animal une différence essentielle […] j’ai nommé la parole ». Effectivement, le bon vieux sens commun, c’est tellement pratique.
Soyons clairs, on peut être scientifique et s’opposer aux thèses de Darwin ou de Chomsky : le doute et la remise en cause des paradigmes sont précisément les moteurs qui font progresser la science. Mais lorsqu’on veut réfuter une théorie, l’emploi d’arguments fallacieux est à proscrire (c’est pourquoi je me suis interdit d’écrire que Tom Wolfe semble avoir les capacités cognitives d’un canari adulte, cela aurait été une attaque ad hominem destinée à mettre les rieurs de mon côté, mais en aucun cas une preuve de la stupidité de son propos). Pour conclure sur une note positive, disons que les illustrations en couverture de ce livre, dues à Rocío Isabel González, en sont sans conteste l’élément le plus réussi.