Enfant, Stephen Greenblatt a osé relever la tête à la synagogue pendant la bénédiction du Shabbat, au risque de sa vie, pour voir le visage de Dieu. On lui avait menti ! Cette épreuve initiatique a déterminé sa vocation de chercheur et son goût pour les histoires. Je me rappelle très bien ma propre réaction à l’histoire d’Adam et Ève : une rage folle contre nos premiers parents, des vrais enfants gâtés, qui avaient à leur disposition tous les délices du jardin d’Éden et s’étaient jetés sur le seul fruit qu’on leur refusait, nous condamnant tous à mourir. Et on nous demandait, à nous, d’être obéissants ! L’idée de la mort, que je venais elle aussi de découvrir, me terrifiait. Mon père apaisait mes angoisses nocturnes en me racontant Les Verts Pâturages : on sera tous heureux et on fumera tous des cigares à dix cents. Trente ans plus tard, le mode d’enseignement avait changé, suscitant d’autres interrogations dans la classe enfantine : « Adam et Ève, c’était avant ou après les dinosaures ? »
Stephen Greenblatt, Adam et Ève. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-Anne de Béru. Flammarion, 442 p., 23, 90 €
Lors de la parution de Will le Magnifique, j’avais été frappée par la formidable désinvolture de la traductrice, qui résumait des passages entiers en une phrase approximative, taillait dans le vif ou reléguait en note les commentaires de Greenblatt jugés trop verbeux. Cette fois, au vu d’un rapide coup d’œil à l’original, ses interventions sur le texte semblent moins brutales et moins nombreuses, limitées à quelques coupures discrètes. Est-ce son choix ou celui de l’éditeur, un simple Adam et Ève plus adapté au grand public remplace le titre majestueux de l’original, The Rise and Fall of Adam and Eve. Titre justifié par l’ampleur et la profondeur du livre, que ce schéma d’ascension et déclin rattache à une chaîne d’ouvrages historiques ambitieux, de Machiavel à Gibbon, ou plus récemment à celui de Ruchir Sharma, The Rise and Fall of Nations.
Selon un récent sondage, un Américain sur quatre considère que la Bible est littéralement la parole de Dieu, rappelle la critique du Washington Post, qui reproche à Greenblatt de les traiter avec mépris. En fait, du moins dans ce livre, il ne dit nulle part que leurs croyances sont ineptes. Au contraire il retrace avec nuance les doutes légitimes qu’ont connus les chercheurs qui ont étudié ces histoires, et la fascination qu’elles continuent d’exercer. Et loin de tenir les incultes à distance, il prend soin d’élucider chaque terme peu courant, holotype, Pentateuque, cunéiforme… Les origines de la Bible, « un contre-récit hébreu au mythe de création babylonien », ses sources multiples, leur assemblage au retour d’exil des Juifs, la victoire de Yahvé sur les autres dieux, et sur les autres récits, constituent un massif aussi passionnant que les nombreuses ramifications de l’histoire du Graal. Outre une savante compilation des récits d’origine, Adam et Ève offre une réflexion forte sur nos structures de pensée et l’endurance de nos préjugés les plus tenaces, misogynie, racisme, convictions politiques ou religieuses, attachement atavique à des fictions fragiles.
Le commentaire se déploie d’Est en Ouest et retour, d’Israël au Nouveau Monde, du musée d’ethnologie de Harvard à une forêt en Ouganda. Un parcours jalonné par les biographies de quelques grandes figures de la pensée chrétienne, pères de l’Église ou pères de l’hérésie, Origène, saint Augustin, Pélage, Jérôme, relayés par des artistes et écrivains de la première modernité, puis par des savants qui tentent de concilier les découvertes scientifiques et la foi. Les divers récits rescapés sont remis en ordre chronologique : bien avant la Genèse, l’histoire du déluge est rapportée d’abord dans l’Atrahasis akkadien, puis dans Gilgamesh. Mais comme le souligne Greenblatt, la suppression de dieux multiples au profit d’un dieu unique, omniscient et omnipotent, soulève aussitôt de nouveaux problèmes, et d’abord celui de la responsabilité humaine dans les malheurs de l’humanité. C’est la question qui va hanter le Moyen Âge chrétien : l’origine du mal dans un monde créé par un dieu tout puissant et bienveillant. Pour Augustin, tout le mal part d’Adam et Ève, qui ont corrompu l’ordre divin de croître et multiplier, et engendré des enfants souillés avant même de naître. « Le péché de l’homme est une maladie sexuellement transmissible », souligne Greenblatt. Seul Jésus, né de l’Esprit et non de la chair, est venu au monde sans aucune trace de concupiscence.
Les trois grandes religions monothéistes tiennent Ève la tentatrice pour la principale responsable de la Chute. Là non plus les théologiens ne sont pas les premiers. Dans la Théogonie païenne d’Hésiode, c’est déjà une femme, Pandore, qui répand sur la terre tous les maux dont souffre l’humanité. La peinture suit le mouvement, sabbats de sorcière, orgies sataniques, flammes du désir et de l’enfer. Face à ces fantasmes masculins, le récit fondateur de la Genèse est revisité par une lignée d’éminentes féministes, Christine de Pizan, Arcangela Tarabotti, Mary Wollstonecraft. Sur l’antithèse établie autour de Marie, une absence singulière, saint Bernard, qui opposait à Ève, « médiatrice de malheur », la figure de la médiatrice fidèle que fut Marie : « L’une fut l’instrument de la séduction ; l’autre l’est de l’apaisement. » À peine moins misogyne que Paul, il tance les vierges orgueilleuses et leur rappelle l’humilité de Marie : qu’elles soient humbles avant de prétendre rivaliser avec elle en chasteté. On passe d’ailleurs un peu vite aussi sur le rôle oppressant de Paul, qui ordonnait aux femmes de se couvrir la tête et de se taire en public, car il jugeait inconvenant qu’une femme soit éloquente.
Le chapitre consacré aux « Incarnations » d’Adam et Ève est complété par un beau cahier d’illustrations qui se referme sur une image reconstituée de notre arrière-grand-tante Lucy et de son compagnon. Certaines œuvres ont subi des « repeints de pudeur », comme cette toile de Masaccio voilée au XVIIe siècle d’une ceinture de feuilles de figuier qu’un nettoyage récent a fait disparaître, rendant les personnages à leur nudité inquiète. La plupart exhibent des corps honteux, souffrants, voire déjà cadavériques, jusqu’à ce que Dürer grave le premier autoportrait nu intégral, juste un an avant de saisir ses Adam et Ève à leur dernier instant d’innocence. Voulant les doter de corps parfaits, il prend des éléments à plusieurs modèles choisis pour leur beauté, et les assemble selon un schéma géométrique inspiré de l’Apollon du Belvédère. Après Dürer, le tableau qui marquera le plus durablement l’imaginaire européen sera le Paradis perdu de Milton.
Les hommes sont nés libres et égaux. Pendant la Guerre civile anglaise, dans le droit fil du pasteur John Ball qui prêcha la Révolte des paysans sous Richard II, diverses sectes s’inspirent d’Adam et Ève pour remettre en cause la hiérarchie sociale et la propriété privée. On ranime le dicton célèbre de Ball que citait Shakespeare : « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, qui alors était gentilhomme ? » Milton, principal avocat du Commonwealth face aux monarchies européennes, défend le régicide et le régime parlementaire. À la Restauration, ruiné, aveugle, il commence à dicter son grand œuvre. « L’histoire de la Genèse était à ses yeux la clé permettant de tout comprendre : l’anthropologie, la psychologie, le politique, la foi religieuse » et « tous les aspects de son existence » car chacun d’entre nous est l’héritier au sens propre d’Adam et Ève. Pour créer un Satan convaincant il s’inspire des scélérats shakespeariens, mais n’entend pas lui laisser dominer le poème au détriment de ses héros. À la fin du Paradis perdu, ceux-ci « sont devenus si réels dans l’imagination de Milton qu’ils commencent à faire craquer la structure théologique qui les a fait naître », même s’il persiste à vouloir « justifier les voies de Dieu envers les hommes » et « les horribles châtiments qui s’abattent sur l’humanité. » Ce que ne dit pas Greenblatt c’est que son Lucifer, « fils du matin, toi l’ange déchu », va voler la vedette à tous les autres protagonistes, Jésus-Christ compris. Mais il y faudrait un autre livre. Celui-ci met l’accent sur le mariage désastreux du poète, et son plaidoyer en faveur du divorce.
Après cette relecture magistrale, le livre fait demi-tour pour explorer une nouvelle impasse : y avait-il d’autres espèces sur terre, si Caïn redoute d’être tué comme le dit la Genèse par « le premier venu qui me trouvera » et se déniche une épouse dans la lointaine vallée de Nôd, à l’est d’Éden ? La question, potentiellement hérétique, se pose dès que Christophe Colomb et ses hommes débarquent aux Caraïbes où ils découvrent des foules d’indigènes nus, et dont débattra la fameuse controverse de Valladolid : ces créatures ont-elles une âme ? On connaît la réponse : ce sont bien des êtres humains, mais des primitifs, qu’il est légitime de tenir en esclavage pour leur propre bien. Pourtant Las Casas, comme Colomb, pensait que ce territoire inconnu devait être proche de l’Éden, et les us de ces indigènes, qui vivaient près du Paradis, moralement supérieurs à la tyrannie des chrétiens.
Le récit des origines selon la Bible commence à se fissurer : comment tant d’individus ont-ils pu traverser l’océan, comment les sept survivants de l’arche de Noé ont-ils pu couvrir la surface du globe ? C’est aussi l’époque où ressurgissent les récits alternatifs de païens, Lucrèce, Hésiode, Ésope, l’Atlantide de Platon. Giordano Bruno, qui met en doute la chronologie biblique est brûlé à Rome. La Peyrère soutient qu’Adam était l’ancêtre des seuls juifs, que le monde était déjà peuplé avant lui. Selon lui la Bible n’est pas un document fiable parce que des erreurs s’y sont glissées au cours d’innombrables transcriptions, mais ce qu’elle raconte n’en est pas moins vrai. Chrétiens et juifs devraient s’unir pour mener à bien le grand dessein annoncé par la Bible, la conversion des juifs et le retour en Israël. Son hypothèse d’une origine multiple de l’humanité allait fournir des armes aux thèses racistes du XIXe siècle.
Ainsi chaque tentative pour résoudre les épineux problèmes moraux qui hantent cette histoire ne fait qu’en créer de nouveaux. Plus la réalité d’Adam et Ève paraît convaincante, plus les failles du récit apparaissent. Ainsi, où avaient-ils trouvé le fil pour coudre leurs feuilles de figuier, demandaient certains avec ironie. L’exactitude stricte du récit biblique n’en reste pas moins un dogme soutenu par les autorités religieuses. Le gigantesque Dictionnaire de Bayle s’évertue à faire le tri entre vérités irréfutables et informations douteuses. Concernant Adam et Ève, hormis les quelques « faits » relatés dans la Genèse, tout est ouvert au doute. Lors d’un dîner à Potsdam chez Frédéric II, c’est de l’ouvrage de Bayle qu’est né le projet du Dictionnaire philosophique. De là à L’Origine des espèces, il n’y a plus que quelques pas, que Greenblatt couvre avec la même maestria érudite, après un détour par la riche descendance américaine de Voltaire et Bayle, de Thomas Jefferson à Walt Whitman et au sarcastique Mark Twain. L’Adam de Twain se plaint à Dieu qu’Ève se mêle de nommer les animaux à sa place : « Prenez le dodo, par exemple. Elle prétend qu’au premier coup d’œil, on voit immédiatement que “ça ressemble à un dodo”. Aucun doute que le nom lui restera, au pauvre animal. » Ici Greenblatt répond en passant à la question enfantine que j’évoquais au début : « Ce sont les dinosaures qui ont détruit le jardin d’Éden. »
Darwin porte un coup fatal à la tradition millénaire : « Le Paradis n’était pas perdu – il n’avait jamais existé ». Les caractéristiques humaines ne sont plus le châtiment d’une transgression mais des bienfaits vitaux, fruits de mutations aléatoires et d’aptitudes acquises au cours d’un temps long, qui n’ont plus rien d’une marche régulière vers le progrès. Les falaises crayeuses de Douvres et ses fossiles viennent de fournir aux géologues la preuve que cette roche s’est formée par sédimentation sur des dizaines de millions d’années. D’autres recherches confirment un point essentiel du récit biblique : nous appartenons bien tous à la même espèce. Mais comme d’autres thèses scientifiques auparavant, la sélection naturelle par « la survie du plus fort » va servir d’argument à la libre concurrence dans une économie capitaliste, tandis que l’eugénisme s’emploie à perfectionner la race humaine en la débarrassant des indésirables. Le livre de Greenblatt vient à point nous rappeler que tout cela aussi fait partie de ce que Shakespeare appelait « the penalty of Adam ».
Dernière étape, le parc national de Kibale où une mission scientifique étudie les mœurs des singes. L’épilogue conclut là où nous avons sans doute commencé, dans la forêt africaine, par l’étreinte d’un couple de chimpanzés.