On a toujours plaisir à lire Umberto Eco, parce que ce rusé conteur est d’abord un brillant causeur : on l’entend, on se sent soudain intelligent, puis on en oublie tout, sauf d’avoir bien ri et applaudi à l’évidence irrécusable du commentaire de ces petits et grands faits de notre quotidienneté. Ce dernier livre, post mortem, donne un choix, revu par lui, de ses chroniques parues dans L’Espresso entre 2000 et 2015.
Umberto Eco, Chroniques d’une société liquide. Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher. Grasset, 510 p., 23 €
L’œil aguerri d’Umberto Eco (1932-2016) lui permet l’oxymore et les joyeuses incongruités d’un raisonnement articulé, car ce qu’aime par-dessus tout le vieux professeur, c’est d’explorer les baudruches afin de les faire exploser. Quand il fait le lien entre tout ce que nous savons ou ne savons pas, ce que nous subodorons et ce que nous aurions aimé savoir, il ne narre pas, comme Michel Serres qui a la culture de la fable et des exempla, il évoque, il relativise et poursuit allègrement ses « brèves observations et divagations sur des choses qui [lui] passaient par la tête ».
Eco, c’est d’abord un style, un ton qui donne de l’esprit à son lecteur ; il nous a tous éduqués et il continue, avec le même talent, à développer ce que la sémiotique, l’engagement de toute sa vie, lui a appris à relever de nos manies et travers. Nos mœurs en général, les petits faits de la société du spectacle, alimentent sa réflexion vagabonde mais avertie. Il ne croit guère aux codes mais il ne cesse de décrypter les artéfacts de la communication renvoyés à leur métonymie et au jeu de ses souvenirs. Son aisance est celle de qui en sait assez pour ne pas se laisser enfermer dans les dilemmes qui faussent et durcissent les apories diverses. Il nous embarque ainsi dans une conversation au long cours à partir de ses pense-bêtes, au départ, dit-il, des notes déposées sur le blanc de sa marque de boîtes d’allumettes : les Bustina de la Minerva. Il en avait déjà réuni un bouquet dans Comment voyager avec un saumon (1997) puis dans À reculons, comme une écrevisse (2006). L’auteur, toujours pédagogue, n’a pas considéré ces exercices comme mineurs : chaque volume est recomposé, l’évolution des règles et usages s’y reflète. C’est pour cela qu’il a notre complicité, outre que les plus âgés d’entre nous repèrent les traces des étapes théoriques et théoricistes du dernier demi-siècle.
Ces formes brèves complètent la palette de ce Protée écrivain qui a versé sans fin sa contribution à la sémiotique et aux problèmes de la réception, de L’œuvre ouverte (Seuil, 1965) aux Limites de l’interprétation (Grasset, 1992). Mais, comme dans ses romans, la chronique reste hantée par trois ou quatre éléments significatifs de notre temps long : ce qui fonde notre monde, ce que nous devons au Moyen Âge et à Thomas d’Aquin, pris entre Locke et Aristote, ce que peut être une Europe vivable et comment elle peut se faire. Or, sa pensée des (et de nos) fondamentaux culturels lui permet de pondérer sans être ronchon, et nul ne sait mieux que lui reprendre dans l’abondance du discours, la cornucopia de l’orateur, ce qui ruine nos ambitions, détériore le sens des choses et ridiculise tout un chacun. Il décortique les travers du temps et plus encore ceux des mass media. Tout y passe, les jeunes, les vieux, et l’absence – italienne – de leaders de la génération des soixante-huitards qui ont filé vers la marginalité extra-parlementaire ou se sont rangés pour devenir fonctionnaires sans se départir d’une volonté de pédagogie de la tolérance, par prudence sans doute, par optimisme, sûrement, et peut-être parce que l’homme a connu l’Italie fasciste de son enfance, et qu’il n’a ensuite jamais voulu perdre de vue l’horizon collectif au profit des seules déconstructions.
L’omniprésence de ce qui passe pour des crises, vraies ou artificielles, le tracasse par-delà leur apparence, les absurdités et le propos de comptoir. L’offre publique de ces bouffonneries parfois tragiques appartient à la quête d’audience mais cela ne doit pas se résoudre dans quelque désenchantement blasé. Nul mieux que lui ne sait rappeler avec humour les horreurs du passé, le ridicule de nos mythes majeurs et les vraies impostures des siècles fondateurs de l’Antiquité tardive. Son apport, et pour solde de tout compte, suppose une réalité aménageable qu’il est aisé de dédramatiser, car l’auteur n’abdique pas sa foi dans un irénisme à conquérir par l’intelligence des choses, et il se refuse à réduire nos conventions à un arbitraire absolu.
Ces dernières années, il s’est donc moins inquiété de la crise actuelle de l’État (italien, mais de tous les États, dirait-on tout aussi bien), une affaire devenue insaisissable tant sa « liquéfaction » rend les symptômes protéiformes – au même titre que le chat, bien sûr, « liquide », puisque sa souplesse infinie lui permet de s’accommoder et de remplir tous les espaces (selon la rhéologie provocatrice du très compétent Marc-Antoine Fardin qui étudie la déformation des corps solides). Umberto Eco se réfère plus sérieusement à Zygmunt Bauman, qui vient également de disparaître ; parti d’un marxisme polonais hétérodoxe, ce sociologue, qui a ensuite enseigné à Leeds, s’est penché sur les sociétés postmodernes de toutes les « flexibilités », celles où rien ne doit résister, celles où l’individu – très macronien – est aussi sans attache et jetable (La vie liquide, Le Rouergue-Chambon, 2006).
Sans jamais en rester aux jeux des dérives sans rivage, Eco passe au peigne fin l’évolution de la vie politique au travers de son spectacle et des perturbations du langage qui accompagnent la transformation des usages du monde. L’incongruité permet d’épingler la télévision, ses talk-shows aux empoignades attendues, la télé-réalité, les pratiques du journalisme people et, bien sûr, l’incontournable Berlusconi, mais les emballements de l’homme de la rue ne sont pas moins passés au crible. Le castigat ridendo d’Umberto Eco décrit en professionnel gourmand ces riens qui se font passer pour majeurs et qui demain seront oubliés ; de là ses discrètes leçons relativistes, une éthique de la modération et un sens de la complexité qui lui firent prendre en 1980, avec Le nom de la rose, les voies de la fiction pour dire la complexité des êtres et des choses sans se perdre en déconstructions appuyées et sans avoir l’air d’y toucher.
Umberto Eco jouait de son âge et des époques autant que des circonstances et des lieux qui lui revenaient en mémoire pour nous obliger à considérer ce que nous savons, et ce que nous savons d’ailleurs du fait que la sémiologie est descendue dans la rue. Pour autant, l’inquiétude n’est pas superfétatoire. Si l’audiovisuel qui s’estompe de jour en jour reste un peu daté car l’image se propage autrement, ce que Eco avait repéré, il reste que les médias, qu’il épluche professionnellement jusque dans les sites complotistes, créent l’individu en quête de son quart d’heure de célébrité et que la recherche de l’audience reste le butoir de toute intervention publique, politique ou pas. Pour autant, sa culture, bimillénaire pour le moins, ne se livre pas à la mélancolie, elle est une ressource absolue contre toute tendance nostalgique. Ces chroniques nous rappellent notre quasi-présent, qui est déjà notre passé, et pas seulement du fait de la disparition de l’observateur qui a écrit L’île du jour d’avant (1996), où le naufragé du siècle d’or hollandais rencontre un vaisseau fantôme et n’a en face de lui que l’irréductible passé de l’île inabordable. Le début de notre XXIe siècle fait déjà partie de ce passé. L’ère Berlusconi/Sarkozy n’est déjà plus la nôtre, et cela fait réfléchir à la contingence de nos irritations comme à la facticité des thèmes et signes si rapidement démodés ; seuls subsistent les enjeux, et le décalage italien donne un filtre à nos propres obsessions et craintes. L’écart fait office de loupe grossissante ou de miroir réducteur. L’exercice n’en est que plus aimable et le sel des références, tourbillonnantes, plus séducteur. À chacun d’y puiser l’anecdote qui, colportée, réjouira son entourage et distillera, sans les travers de l’esprit de sérieux, ce qui n’arrête pas de nous être servi comme fait et cause sans autre but que de donner forme au permanent spectacle de l’aveuglement, ce qui n’en est pas moins très sérieux.
L’exercice réalise l’idéal de la conversation à la française : ne pas lasser l’auditeur, en jouant la surprise et la variété des sujets. Le rhétoricien s’en repaît et se fait patelin, mais moins débonnaire qu’il n’y paraît. On sait les inquiétudes persistantes du vieux maître, son dernier opuscule en français s’intitule Comment reconnaître le fascisme (Grasset, 2017).