La publication en 2017 d’un recueil d’aphorismes constitue en soi un petit événement, suffisamment rare pour qu’il retienne notre attention. Si ce genre littéraire a fait florès dans le passé, on a tôt fait de s’apercevoir qu’il n’a rien perdu de sa vigueur et peut toujours entraîner le lecteur à une méditation silencieuse, loin des modes de pensée convenus. On sourit parfois d’un trait bien senti : il suffit d’ouvrir le livre au hasard, et d’y piocher selon l’humeur.
Marie von Ebner-Eschenbach, Tout un livre, toute une vie. Aphorismes. Trad. de l’allemand (Autriche) par Jean-Yves Masson en collaboration avec Philippe Giraudon. La Coopérative, 112 p., 15 €
La forme courte, aphorisme ou maxime, peu importe, s’inscrit dans une tradition particulièrement bien représentée en France, par La Rochefoucauld ou Vauvenargues par exemple. Mais aussi en Allemagne, par Goethe ou Lichtenberg. Ou en Autriche, par Hofmannsthal ou Karl Kraus. Nombreux ceux qui s’y sont essayés, depuis les temps anciens jusqu’aux membres de l’Oulipo. « Notre » univers littéraire n’est donc en rien bousculé par l’édition en français de ce choix d’aphorismes, la langue du traducteur se coulant sans peine dans les pas des moralistes français – que Marie von Ebner-Eschenbach connaissait d’ailleurs elle aussi. Ajoutons que le livre est pourvu d’une intéressante postface, due à Jean-Yves Masson, qui permet de resituer dans son temps et dans le nôtre une autrice digne d’être redécouverte.
Marie von Ebner-Eschenbach (1830-1916) eut son heure de gloire comme romancière dans la Vienne impériale de François-Joseph. Aristocrate, elle voulut travailler de ses mains et apprit l’horlogerie. Elle s’intéressa de près aux évolutions sociales, économiques et politiques de son temps, et mit en lumière dans ses aphorismes (auxquels elle accordait une grande importance) le rôle du travail et de l’éducation – des filles particulièrement.
Sachant que « le plus simple des hommes est encore un être très compliqué », en bonne moraliste, elle examine la nature humaine en observant ses contemporains, plus proche sans doute de La Rochefoucauld que de Freud lorsqu’elle écrit que « le motif d’une bonne action n’est parfois rien d’autre qu’un repentir qui a surgi au bon moment ». Elle sait à l’occasion manier l’humour ou l’ironie, s’en prenant par exemple à la médecine dans une sentence que n’eût point reniée Molière : « On hait les médecins par conviction et par économie ».
Elle fait preuve d’une étonnante perspicacité en soulignant l’importance de l’instruction et de l’école, écrivant fort à propos : « qui ne sait rien est forcé de tout croire », tandis qu’elle rappelle, non sans une certaine acrimonie, la famille à ses devoirs : « Il n’y a, hélas, pas beaucoup de parents dont la fréquentation soit vraiment une bénédiction pour leur enfant ».
Observatrice lucide de la société, elle sait où peuvent la mener l’ignorance et la faiblesse du jugement – et les années suivantes allaient malheureusement lui donner raison : « On ne peut pas enthousiasmer les imbéciles, mais on peut les fanatiser ». Volontiers frondeuse, elle va jusqu’à affirmer que « tous les droits historiques vieillissent », et que « les esclaves heureux sont les ennemis les plus acharnés de la liberté ».
Elle se fait l’avocate de la promotion des femmes dans la société moderne en insistant, là encore, sur l’éducation : « Qu’on n’exige pas des femmes la vérité aussi longtemps qu’on les éduquera dans la croyance que le but principal de leur vie consiste à plaire » – et elle ne se prive pas d’ajouter ailleurs qu’« une femme intelligente a des millions d’ennemis naturels : tous les hommes bêtes ».
Pour elle, « ne pas participer au progrès intellectuel de son temps revient à régresser sur le plan moral » et, loin de s’en tenir à la solitude de la réflexion, elle prône la vigilance et la nécessité de l’action ; « quand vient le temps où l’on pourrait, celui où l’on peut est passé ». L’objectif qu’elle fixe aux intellectuels et aux artistes, c’est de s’engager sans hésiter dans la voie sociale dont parlait aussi Hofmannsthal. S’esquisse ainsi au fil des pages une conception moderne et exigeante du travail de création, sous forme de conseils ou de préceptes dont on peut encore aujourd’hui tirer profit. Par exemple : « Quand le travail se voit, c’est qu’on n’a pas assez travaillé ».
Bien sûr, tous les aphorismes pris séparément ne sont pas du même bois, tous n’ont pas la même force. Mais c’est dans l’addition de ces textes ciselés un à un que l’ensemble prend son sens. L’ultime leçon, toujours d’actualité, étant qu’« une chose te manquera toujours, lorsque tu seras parvenu au but auquel tu aspires : ton chemin vers ce but ».