Longtemps je me suis demandé pourquoi Jorge Luis Borges me fascinait. En lisant L’auteur et autres textes, cette fascination a pris d’autres formes. Sur la couverture de l’édition bilingue publiée dans la collection « L’Imaginaire » de Gallimard, le titre en français est plusieurs fois répété, déplacé, tronqué. Une occurrence du titre se détache en vert marin. La police du titre se confond avec celle du nom de l’auteur. Dès la couverture, embrasser l’univers envoûtant des voyages borgésiens. Au seuil du texte, prendre conscience que l’homme est dans son œuvre, que l’auteur est son œuvre.
Face à la traduction de Roger Caillois, le texte original de Borges est une invitation à lire El hacedor entre les deux langues. Exercice de lecture bilingue où l’espagnol est cette langue hôte façonnée par le retour des bribes et des souvenirs. Dans ma tête de lecteur, l’Argentine rêvée de Borges se confond avec le nord de mon Maroc natal. Déplacement géographique improbable. Quand la lecture s’accélère, le texte original devient l’ombre de la traduction. Ce sentiment d’une perte irrémédiable : derrière chaque « auteur » traduit se cache un « hacedor » perdu, un « faiseur » oublié.
Lire Borges comme on retraverse les dédales d’une mémoire fascinante. Les fragments de prose et de poésie forment le kaléidoscope d’un univers qui ne cesse de se réinventer : rêves tenaces, visions persistantes, hallucinations obsessives. Superposition d’objets dans le champ du souvenir : tigres métaphoriques, lunes poétiques, couteaux ensanglantés dans les rues de Palermo, Buenos Aires. Succession de noms mélodieux dans les miroirs de la littérature : Lugones, Macedonio, Hernández, Ureña. D’un nom à l’autre, le plaisir éclaté des lectures borgésiennes.
Entre la perte et le plaisir, la fascination pour Borges n’en finit pas de renaître. Les récits se répètent à l’infini. Les paraboles se déploient dans le vertige de la lecture. Les âmes fuient les corps et engagent des dialogues brefs et incertains. Le texte rôde par-delà la mort, s’immisce entre les songes empruntés et les mythologies retrouvées. Entre le réel et l’imaginaire, le lecteur fasciné se plait aux jeux de la lecture : illusions, conjectures, réécritures, variations autour de l’impossibilité de dire le monde. Dans « Borges et moi », je découvre avec effroi mon propre portrait dans celui, dédoublé, de l’auteur : « Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie ».
Mon exemplaire de L’auteur et autres textes est un livre d’occasion. Sur la première page, une dédicace à l’encre bleue signée « Paris, le 28/02/09 » avec cet extrait du poème « Buenos Aires » de Borges : « No nos une el amor, sino el espanto; será por eso que la quiero tanto » (« Ce n’est pas l’amour qui nous unit, mais l’effroi. C’est pour cela sans doute que je l’aime tant »). La perte puis le plaisir, l’effroi puis l’amour. Dans la dédicace du lecteur anonyme, ces mots d’une complicité voyageuse : « Vous rentrez de Buenos Aires, vous me comprenez. (ou, on discute….!) ».