La colonisation des mémoires

Entre 1520 et 1620, la confrontation entre les conquérants hispaniques et les Indiens d’Amérique a lieu sur le terrain de la mémoire. Entre sociétés européennes et mésoaméricaines, la configuration du temps et de l’espace narratif s’avère radicalement différente. En dépit de cette dissemblance, les élites espagnoles et indigènes s’efforcèrent d’inscrire leurs histoires dans des cadres communs. L’enjeu de cette rencontre est la captation d’une mémoire locale par une pensée européenne que transforme l’expansion outre-atlantique.


Serge Gruzinski, La machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde. Fayard, 368 p., 21,90 €


Dans son nouvel ouvrage, Serge Gruzinski propose de remonter le temps et de comprendre quand, comment et pourquoi l’Europe s’est mise à écrire une histoire européenne du monde en s’intéressant au cas particulier de l’écriture du passé indigène au Mexique. Ses analyses dépassent le cadre géographique mésoaméricain puisque Gruzinski traite de processus culturels propres à l’écriture, à la mémoire et au souvenir qui appartiennent aux perceptions de l’histoire développées par des peuples non européens. Tous les continents furent touchés par l’expansion ibérique qui s’appliqua simultanément dans les domaines politique, militaire et économique, mais toutes les administrations coloniales, espagnoles et portugaises puis, plus tard, anglaises et françaises, lancèrent leurs « filets de l’histoire sur les sociétés locales qu’elles prétendaient contrôler ». Cette volonté de maîtriser le passé des peuples récemment conquis vise à capturer leur mémoire, tend à cette colonisation de l’imaginaire à laquelle Gruzinski a déjà consacré un livre stimulant.

Serge Gruzinski, La machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde

« La chute de l’Empire aztèque », fresque murale de Diego Rivera

Dans cette entreprise, les Européens disposent d’une conception de l’espace-temps qui a été modifiée par les lectures nouvelles de l’Antiquité que proposent les humanistes au moment de la Renaissance et par l’impact des grandes découvertes. Gruzinski évoque ainsi les apports italiens qui ont transformé la lecture des cycles de l’Histoire. Flavio Biondo, par exemple, offre une nouvelle périodisation du passé en choisissant la chute de Rome, en 410, pour délimiter l’entrée dans le Moyen Âge. Cette lente et complexe mutation des cycles successifs de l’histoire transforme les relations au temps qui devient plus linéaire et moins répétitif. L’articulation entre passé, présent et futur change et les schémas mentaux qui encadraient la pensée historique en Europe s’en trouvent bouleversés. Avec l’invention de l’Amérique, c’est au tour des structures de l’espace d’être ébranlées, tant en Europe que dans les sociétés indigènes. Les principales modalités d’appréhension de l’espace-temps par les civilisations indigènes se métamorphosent au contact de la civilisation ibérique. Celle-ci apporte ses périodisations, ses chronologies, ses discours sur les origines et donc sur les racines, et son interprétation de l’évolution historique. À en croire Francisco Lopez de Gomara : « La plus grande chose depuis la création du monde, à part l’incarnation et la mort de Celui qui l’a créé, c’est la découverte des Indes qui, par conséquent, furent appelées le nouveau monde ». Pour l’historien et chapelain de Hernan Cortés, l’importance de cette rencontre de la chrétienté et du Nouveau Monde fut essentielle, d’autant plus que l’Amérique était inconnue de tous et surtout que la Bible n’y faisait pas allusion.

L’eschatologie du temps incita d’abord à reconnaître dans les Indiens des frères inconnus, voire égarés, en dépit des différences culturelles qui séparaient l’Europe de ces peuples. Les premiers historiens, religieux tourmentés, s’efforcèrent de relier ceux-ci à l’histoire biblique qui instituait la seule histoire concevable, celle de la chrétienté. Ainsi Motolinia, un des douze franciscains « apôtres » débarqués en 1524 en Nouvelle-Espagne, chercha-t-il à comprendre ce que les dessins précolombiens signifiaient pour ces populations dépourvues d’alphabet. Il décrypta le comput aztèque et s’appuya sur les élites indigènes pour en retracer des généalogies qu’il tenta ensuite de relier à sa conception religieuse de l’Histoire. Selon lui, la conversion des peuples autochtones marquait un aboutissement : de la Création à l’Incarnation en passant par la conversion universelle, l’accomplissement des temps répondait à la thématique chrétienne.

Serge Gruzinski, La machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde

Hernan Cortes, par José Salomé Pina (1879)

A contrario, chez les Indiens, le temps relève d’un système d’influences et d’interactions des hommes entre eux et des hommes avec la nature puisque la terre est conçue comme un être vivant. L’appréhension de l’enchaînement des événements « historiques » diffère des liens de cause à effet établis par la pensée humaniste. Les textes qui allaient diffuser le messianisme ibérique pour hâter l’instauration du règne de l’Église universelle durent prendre en compte cette différence et mêler sacré et profane. La « politique de la langue » joua un rôle essentiel : apprentissage des langues indigènes par les Espagnols et inculcation de la langue ibérique pour les indigènes. Les grammaires, les dictionnaires, mais aussi les catéchismes empruntaient aux langues locales, laissant un espace d’expression aux conceptions autochtones pour adapter les récits espagnols.

Afin de remonter le temps et de retracer les méandres de la mémoire locale, inaccessibles aux Espagnols sans la contribution des récits indiens, les élites amérindiennes furent encouragées à raconter les origines de leur histoire par leurs propres outils, quitte à inventer un passé mythique. Avec les dessins réalisés par les Tlacuilos, la ville de Texcoco, alliée de la monarchie espagnole, fit transcrire dans trois codex les principales étapes de son établissement, du nomadisme à la sédentarisation, des Chichimèques aux Toltèques. La figuration de l’espace et la représentation du temps y conservent des marques précolombiennes, déroutantes pour les Espagnols car la chronologie n’offre pas la formalisation attendue. Le récit relève davantage de la fable et du mythe que de l’histoire linéaire. Mais les généalogies construites par les Indiens furent interprétées grâce aux analogies avec l’Antiquité, en reprenant l’image des principales dynasties régnantes en Europe qui se réclamaient des héros troyens. Analogies et parallèles permettaient donc de synchroniser ces deux visions du monde. Et si la mise en récit de l’histoire de la ville de Texcoco empruntait les voies demandées par le conquérant, elle visait en même temps à défendre les privilèges de la cité, à réaffirmer son alliance avec le conquérant et à affermir la place de ses élites.

On assiste à des formes d’hybridation qui touchent les représentations mais aussi leurs supports matériels, tout en s’efforçant de construire des continuités, montre Serge Gruzinski. Dans les années 1540, le premier vice-roi de Nouvelle-Espagne, Antonio de Mendoza, aurait commandé à un religieux inconnu et au peintre Francisco Gualpuyohualcal une description des conquêtes de Mexico-Tenochtitlan. La finalité de ce document est historique, mais elle recoupe aussi des pratiques concrètes dont on souligne la persistance et, au-delà, la légitimité. À côté de la description des conquêtes, on détaille notamment le contenu des tributs versés par les cités vassales à l’empereur de Mexico… à qui vient précisément de succéder la nouvelle souveraineté espagnole. Mais les règles d’écriture adoptées conduisent progressivement à un nouveau formatage des codex ultérieurs. Ceux-ci abandonnent la lecture de bas en haut et délaissent les glyphes, qui disparaissent au cours des années 1630-1650.

La fabrique de l’histoire des Indes par Bartolomé de Las Casas (1474-1566) entretient, quant à elle, des relations subtiles avec le passé humaniste, avec l’eschatologie chrétienne et avec l’actualité immédiate de l’Amérique. Dans sa dénonciation de la conquête et de la colonisation, l’évêque de Chiapas s’appuie sur tous les auteurs susceptibles de conforter sa thèse : humanistes tel que le faussaire Annius de Viterbe (1437-1502), auteurs comme Varron (116-27 avant J.-C.) qui décrivit les mœurs et les rites anciens, historiographes tel Flavius Josèphe (38-100 après J.-C.) qui exposa le sort des vaincus dans la Guerre des Juifs. Le fait que « les hommes de n’importe quelle nation et en n’importe quel point du monde – terres chaudes ou froides, tempérées ou non tempérées, sous quelque horizon qu’ils vivent – ont l’usage du libre arbitre » constitue l’un des traits de sa pensée. Européocentrique selon Serge Gruzinski, Las Casas multiplie toutefois les exemples de la supériorité des Indes sur le monde chrétien d’Europe et sur les conquérants. Il ne cesse de rappeler le rôle de la destruction dans l’histoire, depuis la destruction de Jérusalem en l’an 70 de notre ère, en passant par celle de l’Espagne catholique en 711, suite à « l’invasion » musulmane, jusqu’à la destruction de Mexico sous les coups des conquistadors de Cortés. Las Casas ne cesse de tonner contre la politique impériale aux Indes, quitte à fournir des arguments aux ennemis de l’Espagne qui diffusèrent abondamment sa célèbre Très brève relation de la destruction des Indes pour illustrer la barbarie espagnole.

Serge Gruzinski, La machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde

Serge Gruzinski © Jean-Marc Gourdon

La « capture de la mémoire » des Indiens et sa formalisation par les textes sont confortées à partir des années 1570. La monarchie de Philippe II (1556-1598) entreprend alors de réglementer la gestion et l’administration de l’empire sous la férule des vice-rois du Pérou et de Nouvelle-Espagne et sous le contrôle du conseil des Indes. Les enquêtes continuent d’associer des historiens locaux, qui sont souvent issus d’unions métisses, tel Juan Bautista Pomar à Texcoco, ou Diego Muñoz Camargo à Tlaxcala. Cependant, les récits présentent des confusions de plus en plus importantes à mesure que l’on s’éloigne de la conquête, reflétant le « profond travail de macération et de digestion » d’un passé sans cesse recomposé. Les dessins et les chants qui constituaient les canaux d’expression privilégiés pour une narration indienne de l’histoire sont progressivement coupés de leur relation originelle à la réalité. Dans le même temps, l’écriture alphabétique impose de nouveaux rapports au temps, ainsi qu’aux modalités de représentation et d’écriture de l’histoire.

À la « colonisation de l’imaginaire » correspond une « colonisation des mémoires » transcrites et réécrites au goût de la monarchie espagnole. Pour empêcher les dissonances, les actes de censure à l’encontre des chroniques sur les Indes se multiplient à la fin du XVIe siècle. Les historiographes officiels, tel Antonio de Herrera, ne cessent d’étendre leurs récits et leurs savoirs à des domaines toujours plus vastes, détrônant les anciens producteurs de « mémoire ». La mondialisation n’est pas seulement faite du contrôle des circuits commerciaux et des gisements de matières premières. Dans la machine à remonter le temps, l’intensification des processus d’appropriation de nouveaux territoires par les puissances européennes, au-delà de l’Espagne, a prolongé et généralisé cette fabrique européenne de l’histoire du monde. Avec ce livre, Serge Gruzinski nous propose de mieux comprendre les débuts de ce « vol de l’Histoire » (J. Goody).

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