Le charmeur de rats (1925) de Marina Tsvetaeva, dont on peut enfin lire la première traduction complète grâce aux éditions La Barque, avait enthousiasmé Pasternak.
Marina Tsvetaeva, Le charmeur de rats. Satire lyrique. Trad. du russe, présenté et annoté par Éveline Amoursky. La Barque, 176 p., 24 Є
C’est le quatrième « long poème » de Tsvetaeva, ce qu’on appelle « poème » en russe, à l’image de l’Onéguine de Pouchkine. Les deux premiers quatrains du Charmeur de rats sont du reste dans le ton d’Onéguine, une ironie souveraine qui va faire place très vite au crépitement sarcastique tsvetaévien. Il a été écrit après la naissance de son fils, entre Prague et Paris. Au moment où elle l’entreprend, après les épisodes pragois qui ont suscité les deux précédents, Le Poème de la Montagne et Le Poème de la Fin (1923-1924), Tsvetaeva vit dans un relatif équilibre moral. Cela explique la tonalité très différente du Charmeur. Les lecteurs de Tsvetaeva n’y verront peut-être pas, d’emblée en tout cas, le lyrisme qu’ils ont l’habitude d’y chercher, la passion, les paradoxes, la violence contre elle-même. C’est le conte du folklore allemand, popularisé par Grimm, Le joueur de flûte de Hamelin, qui va servir de support à sa verve satirique. Un feu d’artifice en six actes. Premier acte, la ville de Hamelin et ses bourgeois, énormes et repus, en règle avec toutes les règles. Sans péchés peut-être, mais sans musique non plus :
« Dans la ville de Hamelin, c’est à noter ! –
Nulle trace de clarinette.
Dans la ville de Hamelin – pas une âme !
Mais par contre, de ces corps ! »
Même leurs rêves, au deuxième acte, sont repus et sans âme. De la charge tsvetaévienne, époustouflante, les Hamelinois ne se relèveront pas. Au troisième acte, arrive « Le Malheur », avec les rats. Eux, ils sont petits, nombreux, ils ont faim. Affolement dans la petite ville :
« Et se propage prestement
‟Les rats ! Le froment !” […]
Comme sur chair à vif, ça griffe :
‟Les rats ! Les réserves !” »
Alors le sous-titre, « Satire lyrique », prend tout son sens. Car les rats, qui ne sont en règle avec rien (« Lettre après lettre z’ont emporté / Tout entier le code des lois ! »), sont clairement une allégorie des Soviétiques, mot jamais prononcé en entier, mais suggéré par des allusions, des sonorités, des demi-mots, comme l’abus du préfixe glav (« en chef », « grand », « principal »), celui-là même utilisé abondamment en tête des institutions soviétiques. En miroir, les Hamelinois sont les Blancs, et ainsi se qualifient-ils eux-mêmes furtivement, en chuchotant :
« (Sur le ton du complot : )
‟On est tous des blancs ?”
‟Tous.”»
À ce moment de leur exil, en 1925, les époux Efron font partie de l’émigration « blanche ». Pourtant, ici, entre les repus et les affamés, entre l’ordre sans envol et le remue-ménage des pauvres, Tsvetaeva semble choisir les affamés :
« Rage de qui ne mange :
Bol vide – ras le bol !
N’excite pas la rage des faibles.
(Piaffement des rats). »
Mais rien n’est univoque chez Tsvetaeva. Malgré les apparences, elle n’embrasse jamais un parti. La suite montre les bourgeois qui se concertent, il faut endiguer ces affamés qui pillent sous prétexte de justice alimentaire pour les travailleurs :
« Voilà, qu’ils disent, le monde nouveau comme il va :
Tu trimes pas – tu manges pas,
Tu peines pas – tu manges pas,
Tu lambines – tu manges pas. »
Étant ce qu’ils sont, cette philosophie ne plaît pas beaucoup aux Hamelinois, ni a fortiori sa suite prévisible :
« Sains et saufs, qu’ils disent, pour l’instant mais :
Tu trimes pas – fusillé,
Tu rechignes – fusillé,
Tu lambines – fusillé ! »
Les bourgeois eux aussi ont des cadavres dans le placard, on l’a bien compris dès le début, mais ici Tsvetaeva prend l’arrêt, dans tous les sens du mot. Dans La Quatrième Prose (1930-1932), Mandelstam se cabre de même :
« La caissière s’est trompée de cinq kopeks – tue-la !
Par bêtise le commissaire a signé n’importe quoi – tue-le !
Le moujik a caché du seigle dans son grenier – tue-le ! »
Ce n’est pas une influence de l’un sur l’autre ou une citation de l’un par l’autre, seulement une rencontre des esprits : un même mouvement irrépressible de recul et de refus devant la justice sommaire. À cet instant, après la condamnation des Hamelinois pour hypocrisie satisfaite, Tsvetaeva sonne la condamnation des rats.
On n’analysera pas ici tout le poème. Disons seulement que Tsvetaeva déborde largement le motif du conte primitif – la punition sur des innocents d’une parole non tenue. Elle suggère une interrogation dialectique (sur l’innocent et le nuisible, sur l’innocent et le coupable), et la mêle à une question : où s’arrête la trahison ? Bien sûr, la trahison initiale est celle du flûtiste par les Hamelinois. Mais le musicien, lui, trahit tout le monde, les rats qu’il entraîne à dépasser leur faim et dont l’idéalisme naissant et enfantin sera noyé, et les enfants à qui il promet le paradis à la place de l’école, et dont l’assomption est aussi la noyade. Il trahit même son art en lui faisant faire une sale besogne. Par amour, est-il suggéré : est-ce une excuse ? Utilisant un mensonge, la musique elle-même trahit sa mission. Il semble pourtant que le musicien (image du poète, bien entendu) sera exonéré par Tsvetaeva, car capable de tout sublimer dans et par son idéal de beauté, même la mort des autres. La mort qui innocente dans un même rêve liquide les enfants (dispensés de devenir coupables) et les rats (à demi innocents).
Mais quand on a ainsi approché Le charmeur de rats, au vrai on n’en a pourtant rien dit. Car l’essentiel est bien la musique – celle de Tsvetaeva, non celle du flûtiste. Le charmeur de rats est tout entier peinture par la musique. En cela, c’est un opéra (le sous-titre, « Satire lyrique », ne l’indique-t-il pas ?). Comme tel, divisé en actes. Comme tel, avec des morceaux de bravoure, si tant est que tout n’y est pas morceau de bravoure. Comme tel, avec son livret repris au trésor des contes ou des mythes, pris et roulé dans la vague du compositeur. Augmenté de ses propres thèmes et légendes, enrichi par tout ce qu’un compositeur a d’unique. Chez Tsvetaeva, c’est son feu, sa férocité pamphlétaire, son étourdissante virtuosité.
« Il m’est indifférent en quelle
Langue être incomprise et de qui ! [1] »
La rapidité vertigineuse de ses ellipses appelle les relectures. Dès lors, on comprendra mieux le tour de force, et le drame, et l’obstination du traducteur. Comment faire ressentir en français le crépitement-roulement de Tsvetaeva ? Comment rendre sensible ce qui est la base même du poème, son projet : incarner dans les rythmes et les sons à la fois l’action, la satire et l’allégorie ? Exemples choisis pour leur évidence : la rumeur caquetante du marché d’Hamelin, ou la marée des rats envahisseurs, mais tout, on le répète, est à l’avenant. À Pasternak, en lui envoyant son poème, elle écrit : « Lis-le si possible à voix haute, à mi-voix, en bougeant les lèvres ». Si peu qu’on connaisse le russe, ou simplement le cyrillique, il y a avantage à tenter d’épeler l’original. Il y a une émotion à suivre ce drame et cette obstination du traducteur, une émotion qui accompagne l’émotion du poème lui-même, et lui devient consubstantielle. « Notre saint travail est béni », dit Akhmatova du poète ; on peut appliquer la formule aux traducteurs.
On ne peut que recommander au lecteur de ne pas négliger les notes et annexes, en particulier l’analyse de Pasternak extraite de la Correspondance [2]. Analyse de poète sur les méthodes créatives d’un poète. Les citations du poème y sont données dans une autre traduction, celle de Luba Jurgenson, c’est donc un petit travail pour les retrouver dans le texte, mais c’est d’autant plus intéressant : on a sous les yeux et en situation les dilemmes et les choix du traducteur.
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Mal du pays, trad. Ève Malleret.
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Boris Pasternak et Marina Tsvetaeva, Correspondance 1922-1936 (Édition des Syrtes, 2005. Trad. Éveline Amoursky et Luba Jurgenson).