Voix du baroque

Disques (4)

La chanteuse et désormais cheffe d’orchestre Nathalie Stutzmann enregistre un recueil d’airs baroques adaptés pour contralto par Alessandro Parisotti en 1890. En à peine une heure et quart, elle convainc que le bel canto existait déjà au XVIIIe siècle. Delphine Galou et Ottavio Dantone proposent un ensemble d’œuvres sacrées italiennes des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils signent un programme musical riche en découvertes et intelligemment composé.


Quella fiamma. Arie antiche. Orfeo 55. Nathalie Stutzmann, contralto et direction. Erato-Warner Classics, 17 €

Agitata. Delphine Galou, contralto. Accademia Bizantina, Ottavio Dantone, clavecin, orgue et direction. Alpha, 19 €


En enregistrant un recueil d’exercices, un musicien s’impose un travail redoutable : il sait que sa technique sera scrutée dans les moindres détails et qu’elle devra être associée aux plus belles intentions musicales. Nathalie Stutzmann aurait pu ne rien laisser paraître de cette difficulté dans son album Quella fiamma puisque les airs d’opéras ou de cantates qu’elle chante pourraient très bien avoir été rassemblés pour constituer un récital d’airs baroques. Nombreux sont ceux qui n’y auraient vu que du feu tant, du premier au dernier, les morceaux sont dignes d’admiration. Mais, dans un mélange d’introduction et d’entretien fourni par le livret, Nathalie Stutzmann explique les défis techniques relevés dans chacun de ces airs dont on comprend l’omniprésence dans sa formation et sa carrière de chanteuse. Plus qu’une prouesse technique, c’est un hommage qu’elle rend à Alessandro Parisotti qui, à la fin du XIXe siècle, a édité un recueil d’Airs antiques d’où est extraite la sélection de l’album. Ce recueil d’exercices pour chanteurs adaptait pour la voix et le piano des airs qui sont ici interprétés avec leurs accompagnements d’origine.

Quella fiamma. Arie antiche. Orfeo 55. Nathalie Stutzmann

Profitant de la grande variété des airs recueillis par Parisotti, Nathalie Stutzmann navigue dans un océan musical où elle est parfaitement à son aise. Elle fait partie des rares chanteuses qui, tout au long de leur carrière, abordent avec le même intérêt la musique lyrique, la musique religieuse et le lied. Et le succès qu’elle y rencontre n’est sans doute pas étranger à sa connaissance intime du recueil de Parisotti. En outre, depuis plusieurs années déjà, Nathalie Stutzmann conjugue ses talents de chanteuse à ceux de cheffe d’orchestre. D’un air à l’autre, les instruments qui l’accompagnent et qu’elle dirige en chantant changent et créent les atmosphères les plus diverses. Sa voix, qui semble matérielle et malléable à souhait, s’adapte avec beaucoup d’évidence à chaque texture sonore de l’accompagnement. L’album est d’ailleurs ponctué de pièces instrumentales : chaque partie devient tour à tour un chant ou un contrechant, le tout constituant un véritable interlude dramatique, les musiciens de l’ensemble étant parfaitement au diapason de leur cheffe-chanteuse. Les deux extraits des Sonate a 3 de Nicola Porpora et de Samuel Capricornus donnent à entendre de véritables discussions entre deux violons et une basse continue : chaque violon chante littéralement sa partition, un basson au phrasé admirable venant les rejoindre à un moment. On perçoit dès lors une nouvelle cohérence dans l’approche musicale de Nathalie Stutzmann : la cheffe et la chanteuse s’insèrent tout naturellement dans un ensemble qui les accueille comme deux de ses membres. Chaque musicien apporte ainsi sa pierre à un édifice tout à fait remarquable.

Quella fiamma. Arie antiche. Orfeo 55. Nathalie Stutzmann

Et, bien sûr, l’interprétation vocale de Nathalie Stutzmann rend justice au caractère hautement dramatique d’airs qui, pour beaucoup, sont extraits d’opéras. Jamais des sanglots n’auront si bien trouvé leur place dans une voix qu’à la fin d’Amarilli de Giulio Caccini. Quel aplomb au début de ce Vittoria, mio core de Giacomo Carissimi ! Plus loin, dans le même air, la voix se confond avec le souffle, créant un effet de chuchotement. Un sommet d’expressivité est atteint dans Ah ! mio cor lorsque le chant semble émerger des larmes répandues par l’introduction de l’orchestre. On est d’abord surpris d’entendre cet air d’Alcina (opéra de Haendel) interprété par une contralto, mais Nathalie Stutzmann le défend avec une passion aussi intense que celle de la soprano Sandrine Piau sur les planches de La Monnaie (Bruxelles) en 2015.

Assez curieusement, alors que l’album propose deux cantates intégrales et un motet entier, les deux premiers airs de l’album de Delphine Galou sont des extraits des oratorios Juditha triumphans de Vivaldi et Betulia liberata de Niccolò Jommelli. Certains reconnaîtront d’ailleurs le même Agitata infido flatu qui ouvrait, il y a huit ans, le premier disque qu’enregistrait Nathalie Stutzmann avec Orfeo 55. Dans ces deux airs de soliste, l’orchestre soutient avec assurance une chanteuse au timbre très homogène. Tout comme dans le concerto grosso qui suit, on sent les interprètes habités par un mélange très engageant de ferveur et de joie musicales.

Le motet In procella sine stella de Nicola Porpora entretient à merveille le doute sur la nature de l’œuvre qu’on est en train d’entendre en faisant se succéder des airs de bravoure et de prière. La virtuosité des vocalises sur le seul mot « Alleluia » qui constituent le dernier air aurait tout à fait sa place au sein d’un opéra. La pratique était courante : on ne peut que penser aux vocalises sur le même mot qui clôturent le fameux motet In furore iustissimae irae de Vivaldi.

Quella fiamma. Arie antiche. Orfeo 55. Nathalie Stutzmann

On sait gré à Ottavio Dantone d’avoir inséré au milieu du disque une magnifique sinfonia d’Antonio Caldara. Celle-ci sert d’introduction à une passion qu’elle suggère déjà par une rhétorique qu’Ottavio Dantone prend un soin extrême à nous faire entendre dans le mouvement grave : liaisons plaintives, silences douloureux… L’andante, quant à lui, semble entravé dans son mouvement par une écriture contrapuntique très serrée ; ses nombreuses dissonances sont sublimées par les cordes de l’Accademia Bizantina : on en frissonne de compassion.

Pour la seconde partie, la voix de Delphine Galou gagne en chaleur comme pour mieux entretenir la torpeur dans laquelle nous a plongés Caldara. La cantate Lumi, dolenti lumi de Giuseppe Torelli est une petite merveille qui aurait tout à fait sa place aux côtés de celles de Jean-Sébastien Bach. Entre déploration et colère, la chanteuse et l’effectif réduit de l’accompagnement n’expriment rien d’autre qu’une ferveur totale.


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