Dans Encore vivant, Pierre Souchon, diagnostiqué bipolaire à vingt ans, évoque sa maladie. Son écriture, lyrique et enragée, nous emporte dans un monde sensible et violent qui l’amène à se souvenir de son passé et de celui de sa famille ardéchoise en partie disparue, emportée par la mort de la paysannerie. Ce lien tissé entre l’histoire personnelle, la maladie psychiatrique qui la bouleverse, et l’histoire familiale et sociale qui la façonne, constitue la force de ce premier livre.
Pierre Souchon, Encore vivant. Éditions du Rouergue, 248 p., 19,80 €
« Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. […] C’est pas seulement l’écriture, l’écrit, c’est les cris des bêtes de la nuit, ceux de tous, ceux de vous et de moi, ceux des chiens. » La voix de Marguerite Duras, dans Écrire, fait écho à celle, plus enragée et engagée, de Pierre Souchon, dans son premier livre, Encore vivant : « j’entends les cris. Je les sais tous. Et tous les cris de la littérature ne servent à rien pour les dire, les cris d’effroi, de désespoir, de détresse, ceux qui déchirent le silence, tous les longs cris, les cris aigus, les cris stridents, les cris de douleur ». Diagnostiqué bipolaire, hospitalisé dans des hôpitaux psychiatriques, à coups de camisole et de mots violents, Pierre Souchon ajoute aux cris de la littérature « qui ne servent à rien pour les dire » ses cris de douleur et ceux de ses camarades internés. Avec force et justesse, il les écrit, les fait vibrer, résonner dans toute leur déchirure et leur nudité crue. Mais ce récit à vif de la maladie et du monde psychiatrique puise aussi sa force dans les liens tissés avec le passé, et dans l’amour de Pierre Souchon pour son pays, sa terre natale, où courent les gibiers et s’étendent les forêts de châtaigniers. Les séjours bouleversants en hôpital psychiatrique, les visites de son père, garde-chasse ardéchois, et les discussions avec les psychiatres, le poussent en effet à se souvenir de ses Cévennes tant aimées et des bêtes sauvages de son enfance, qu’il connaît encore si bien.
« Les renards, et les grands ducs, les chouettes effraies, les buses, les circaètes et les fauvettes […] : garde-chasse, papa ramenait à la maison un tas de bêtes blessées. Elles me fascinaient toutes, les rapaces surtout ». Enfant, cette fascination l’emporte jusqu’à dormir avec un grand duc dans sa chambre et élever des poules à en devenir fou : « Je les observais sans arrêt. J’en étais cinglé. Leurs attitudes, leurs odeurs – je savais tout. » L’évocation de ce corps-à-corps avec la nature et le monde animal instille au récit une véritable force sensible. Les discussions avec son père dans la cour de l’hôpital comptent parmi les plus beaux passages du récit. Avec lui, dans la cour, il s’échappe vers le ciel, regarde les arbres, et apprend leur langue qui résonne avec la sienne, du magnifique Sequoia sempervirens, « encore vivant », à l’arbre épiphyte qui y puise sa matière : « Papa m’a appris la monstrueuse indifférence de la nature, des montagnes qui ne se soucient guère des hommes qui passent. Mais je sais que si on entre un peu dans leur génie, alors le dialogue ne cesse jamais plus. On fait corps ».
Dans Encore vivant, le dialogue, avec la nature mais aussi avec les camarades de l’hôpital psychiatrique, Lucas, Caroline, avec Manoust, le père, Garance, sa femme, Victor, ou Aline – ses beaux-parents – ne cesse jamais. Pierre Souchon semble faire corps, pour mieux s’y opposer parfois, avec les paroles venues du dehors, les voix et les mots des autres. Les discussions et les débats sont racontés méticuleusement, dans toute leur violence et leur vivacité. Pierre Souchon parvient à faire entendre les langues singulières de chacun, si bien que son texte, qui aurait pu s’apparenter à une autobiographie traditionnelle, s’émancipe du seul récit du « moi ». La voix de Victor, le beau-père de droite, sarkozyste invétéré que Pierre Souchon, alors journaliste à Fakir, parvient presque à faire vaciller, est à cet égard une des plus complexes et comiques du récit. Polyphonique, Encore vivant laisse aussi résonner la langue de l’arrière-grand-père maternel de l’auteur, Léon de Bosc, qui, en raccompagnant au portail son futur gendre, le menace : « M’on di qué sia coumunisto. Sé cos vraï, t’souro vous rétira » (« On m’a dit que vous étiez communiste. Si c’est le cas, il faudra vous retirer »).
Si Pierre Souchon laisse place aux voix de tous ceux qui l’entourent, sans distinction, c’est aussi pour donner vie à l’analyse sociale qu’il mène dans ce récit. Journaliste à L’Humanité et au Monde diplomatique, Pierre Souchon parvient, et c’est là sans doute que réside toute la singularité de son texte dans le paysage littéraire contemporain, à rassembler les morceaux du récit de soi avec ceux du récit du monde. Du singulier au collectif, de l’intime au politique, Encore vivant trace avec engagement des lignes de force. Ainsi, lorsqu’il décrit la vie de son oncle Claude, paysan ardéchois, dépassé par la mécanisation, « doublé par l’évolution », le développement du tourisme, Pierre Souchon rappelle le poids des politiques agricoles européennes, du traité de Rome, des décisions politiques. Sous sa plume, la mort de la paysannerie, décrite en exergue avec Eric Hobsbawm comme « changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié de ce siècle », n’a rien d’abstrait ni de mélancolique. Elle est décrite comme une rupture, que Pierre Souchon cherche à saisir dans toute sa dimension concrète et matérielle : « Je comprenais que si Depardon était venu filmer ici, il aurait encore fait le coup du béret. Il en possédait un splendide, mon oncle, et aussi une sacrée gueule de cinéma dans ses montagnes escarpées […]. Et on aurait crié au chef-d’œuvre ».
Encore vivant s’attache à la description précise des rouages des mondes découverts et côtoyés. Monde de la paysannerie, monde bourgeois qu’il approche lors de son mariage et de son divorce avec Garance, monde psychiatrique enfin, qui apparaît lui aussi dans toute son ambivalence. Si le début du récit est marqué par l’évocation de la violence de l’hôpital psychiatrique, qualifié d’« enfer », Pierre Souchon en souligne toujours l’ambiguïté. La figure de madame Ducis, interne en psychiatrie, se détache tout particulièrement de cet univers : « Elle est plus jeune que moi, elle est magnifique, et surtout, chez cet interne, je sens l’amour. L’amour de son burlingue, l’amour de son métier, l’amour de nous tous, les démantelés. […] Madame Ducis m’attache. Madame Ducis me pique. Madame Ducis me tabasse. Madame Ducis me protège ». Pierre Souchon décrit son métier, et ses méthodes empreintes d’empathie, pour guérir, « cicatriser les cœurs » : « Je me suis entièrement construit contre l’acceptation », lui affirme-t-il un jour. « Moi je n’accepte pas que vous soyez malade », lui rétorque-t-elle.
« Compliance », le mot un jour prononcé par un infirmier, agit comme un coup porté à sa manière d’être, sa construction : « Dépêchez-vous monsieur Souchon, soyez compliant ». Encore vivant apparaît alors comme le récit d’une acceptation empreinte de lutte. L’entretien avec un grand psychiatre, « toubib », « Everest du Rivotril », « Danube de la piqûre », apparaît comme un des passages les plus marquants du récit. Grâce à lui, madame Ducis, et tous ceux qui l’entourent, grâce à la courbe sinusoïdale qu’il réalise à partir de cette visite, entre abscisses et ordonnées, euthymie et dysthymie, la vie de Pierre Souchon, semble prendre forme et corps.
Dans Encore vivant, il en restitue les mouvements, les hauts et les bas, les animations et les agitations les plus excessives. Pierre Souchon trouve sa langue pour la dire, une langue elle-même mouvementée et accidentée, polyphonique et parfois presque trop riche, qui laisse toujours entendre celles des autres, celles des grands poètes qu’il admire (Baudelaire, Rimbaud, Nerval, Char…), qu’il incorpore, sans renoncement et toujours avec justesse, à ses propres mots, à sa vie : « Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux. / Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ; / Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits, / Point ne l’émeut l’échec quoiqu’il ait tout perdu. »