L’imaginaire, tout un programme

J’avais lu, à l’époque de Pour un nouveau roman et sans doute aiguillonné par l’admiration du premier Robbe-Grillet, toute l’œuvre de Raymond Roussel dans l’édition Pauvert : choc durable, orientation des goûts, et surtout des dégoûts, valable toute une vie. Mais on oublie aussi ces moments révélateurs, sinon quel serait le plaisir de relire ? Donc Impressions d’Afrique, l’extraordinaire poème apoétique La vue, Comment j’ai écrit certains de mes livres, toutes ces occasions de stupeur et d’exaltation, d’étude parfois, qui marquèrent si profondément mes essais d’alors, que je n’oserais dire théoriques au sens rigoureux du terme, notamment dans Esprit, avaient peu à peu gagné ce coin d’ombre où s’entassent les pages que nous avons tant feuilletées, et qui sont, non pas « mortes  pour » nous comme le dit Proust de Combray avant la madeleine, mais amorties, assoupies. D’ailleurs, il n’y avait plus, jusqu’au travail d’Annie Le Brun, de nouvelle édition de ces textes qu’on n’avait jamais beaucoup lus et que, de nouveau, on ne lisait guère.

Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres

La preuve ? Il fallut son repêchage dans « L’Imaginaire », une collection qui, à coup sûr, avait plus vocation à offrir un refuge aux canard boiteux qu’à « traiter magnifiquement / Et […] loger superbement » d’emplumés bestsellers, pour qu’un jour de vacances je retombe sur Locus Solus. J’avais peur d’une déception, comme lorsqu’on revoit d’anciennes amours. Et pas du tout ! Au contraire, l’assurance immédiate qu’aucune des fantasmagories fantastiquement absurdes mises en scène dans son parc de milliardaire par Mathias Canterel, qui avaient produit sur mes sens – le sens du beau au premier chef – l’effet foudroyant d’une révélation n’avait perdu au fil des années une once de son pouvoir vénéneux de fascination. Ni « le fédéral à semen contra » entièrement informé par la dévotion/répulsion inspirée à Roussel par l’hystérie maternelle, ni la cuve translucide remplie d’aqua micans  où s’affrontent dans une féerie grotesque et inquiétante le cerveau mis à nu de Danton et un horrible chat amphibie et sans poils, ni la machine volante qui construit une mosaïque avec les dents pourries arrachées, au davier, de milliers de mâchoires – elles se superposent aux images des affreuses vitrines d’Auschwitz d’autant plus aisément que le personnage central de la mosaïque est un « reître », soit un soudard allemand –, ni bien entendu le défilé des morts qui, derrière leur cloison, dans une galerie des glaces réfrigérée, rejouent à volonté pour le spectateur voyeur la scène ultime de leur misérable existence…

Que vaut le sordide réalisme du roman quotidiennement produit par l’industrie du livre, à côté de ce monument édifié par un esthète perclus d’angoisse ? Imaginaire, quand tu nous tiens, on peut bien dire : adieu, confiance !


Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres. Gallimard, coll. « L’Imaginaire » (n° 324), 336 p., 11,10 €

À la Une du hors-série n° 2