C’était un livre qui plaçait la barre très haut. Le premier que je lisais d’un auteur contemporain de langue arabe, en ces temps lointains où je commençais d’apprendre et d’étudier la langue arabe à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
En ce temps-là, on pouvait allégrement compter sur les doigts d’une seule main les œuvres d’auteurs contemporains arabes accessibles en langue française. Ce texte, efficacement traduit par Jean Lecerf, orientaliste à l’ancienne et linguiste éminent, ouvrait une porte. Une autre porte… Il disait, ce que j’avais jusque-là senti confusément, qu’il existait encore un autre monde. Que le domaine arabe n’était pas seulement celui d’un grandiose passé, mais encore celui du présent, à condition qu’on eût des yeux pour le voir.
Des yeux, justement, celui qui m’offrait de le suivre en ces pages n’en avait pas. Il avait perdu la vue à l’âge de trois ans, suite à une ophtalmie mal soignée en ces parages lointains de Moyenne-Égypte où il était né. Il se rappelait, pourtant, avoir vu. C’était même là l’un des tout premiers souvenirs qu’il narrait au commencement du Livre des jours, cette autobiographie qui n’en est pas vraiment une. D’abord parce que le texte vient à s’achever à l’orée de la vie d’homme de Taha Hussein (1889-1973), alors que s’ébauche à peine le parcours exceptionnel de celui qu’on appellera plus tard – et qu’on appelle encore –, partout dans le monde arabe, et avec un respect immense, le « doyen des lettres arabes ».
Nul, en effet, n’a exercé un magistère aussi puissant sur le débat d’idées et sur la scène intellectuelle et culturelle de son temps. Lui qui redoutait les honneurs en fut couvert. Il passa une partie de son existence à créer nombre d’instituts et d’institutions. On fit même de lui un ministre. On lui eût donné le Nobel s’il n’eût été trop excentrique, à l’époque, de le décerner à un Égyptien, fût-il « l’Égyptien par excellence », pour reprendre le mot de Jacques Berque.
C’est à ses livres, assurément, qu’il tenait par-dessus tout. Et, notamment, au Livre des jours, dont il affecta d’abord de ne pas faire grand cas, avant d’être impressionné par le succès universel qu’il rencontra dans le monde arabe. Bien plus qu’une autobiographie, l’ouvrage est un récit de vie, limpide, subtilement initiatique. Il décrit longuement les années d’enfance et d’apprentissage à l’école. Le grand départ ensuite, loin des siens, pour la capitale, où se trouve l’Azhar. Son infirmité lui tenant lieu de vocation, l’enfant y est placé pour apprendre à devenir récitateur du Coran.
Et puis, le hasard. La chance… Encore fallait-il qu’ils pussent être saisis, à l’aube d’un si sombre destin ! Les années où Taha Hussein se trouve être un tâlib sans le sou, à suivre l’enseignement passéiste des vieux cheikhs enturbannés, sont celles aussi, précisément, où s’ouvre au Caire, au commencement du XXe siècle, la première université moderne. On en discute, sous les hautes colonnes de la mosquée-cathédrale. Aussi le jeune azhariste ira-t-il se rendre compte par lui-même. Et là, ce sera le grand éblouissement… sur lequel se clôt, fort symboliquement, Le Livre des jours.
La lumière est au centre de ce livre, qui vaut, avant tout, par la petite musique qu’il distille, et qu’on n’oublie plus jamais après qu’on l’a entendue. Composée par un homme contraint de vivre dans la nuit, elle témoigne d’un rare « triomphe de la volonté », ainsi que l’écrit André Gide dans la préface de l’édition française. Donnant accès à l’univers d’un enfant pauvre et aveugle, elle illumine le genre humain.