L’imaginaire de René Daumal

Parmi les villages du livre répartis dans toute la France, celui de Cuisery, en Saône-et-Loire, est situé à quelques kilomètres de chez moi. Je m’y rends très régulièrement en quête de livres qu’on ne trouve ni dans les librairies classiques ni sur Amazon. L’un des libraires du lieu possède, entre autres richesses, un rayonnage entier de « L’Imaginaire-Gallimard » : pas les publications récentes mais celles qui remontent à la création de la collection, approuvée comme chacun sait par Jean-Paul Sartre. Il s’agit toujours de rééditions de textes rares, voire oubliés, et significatifs de l’ensemble d’une œuvre beaucoup plus vaste. Ce que tout le monde ne sait peut-être pas (bien que ce soit signalé), c’est que le livre, réédité « par procédé photomécanique », reproduit la typographie d’origine. Donc, collection de textes, mais aussi de caractères d’imprimerie. Après avoir vidé le rayonnage de ses Stein, Borges, Bousquet, et j’en passe, je suis attirée par un beau titre : La grande beuverie, de René Daumal. Ayant lu Le Mont Analogue, je sais à qui j’ai affaire. Dans le domaine de la transgression et de l’absurde, on a fait beaucoup mieux depuis (pas sûr), mais je trouvais intéressant de voir ce qui pouvait choquer en 1938.

René Daumal, La grande beuverie

Ce n’est pas sans raison que le guide qui conduit le narrateur dans la « Jérusalem contre céleste » rencontre, en privé, Rabelais et Alfred Jarry. Avec sa propre personnalité, c’est dans la lignée de ces talentueux excentriques que se situe Daumal. Et c’est bien une grande et authentique saoulerie qui lui ouvre les portes d’une descente en lui-même et d’une prospection du monde matérialiste. Pour Daumal, amateur de drogues en tous genres, l’alcool reste la muse dominante. Et c’est sous son pouvoir qu’il parcourt, avec un guide, comme Dante, les cercles où s’entassent les « Échappés », lesquels représentent, caricaturalement bien sûr, tous les éléments de la société à la veille de la Seconde Guerre mondiale : poètes, artistes, savants, hommes politiques, financiers, juristes, psychanalystes, évêques, etc. Chose curieuse, parmi les « Échappés », il n’y a pas de « luxurieux », beaucoup de scènes délirantes, mais aucune centrée sur le sexe. Auteur pudique ? Autre époque ?

Quoi qu’il en soit, cette descente burlesque aux enfers, racontée dans une langue parfaite, nous apporte l’agréable dépaysement propre à l’imaginaire.


René Daumal, La grande beuverie. Gallimard, coll. « L’imaginaire » (n° 165), 182 p., 7,90 €

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