La littérature thérapeutique

Vous êtes né au XXe siècle. Vous avez baigné dans l’esthétique moderne de la séparation. Vous aimez que l’art ouvre des gouffres sous vos pieds. Mais, depuis vingt ans, il vous semble que la littérature française regorge d’articles de magazine ayant outrepassé leurs bornes, de prêches préférant des solutions ineptes à un questionnement véridique. Ou, plus précisément, il vous semble que cette littérature d’édification ébahie, qui a toujours existé et que Barthes plaçait dans son dernier séminaire sous l’enseigne ironique de la « joie de lire », a pris la place de toute autre littérature : dans les librairies, mais aussi dans les suppléments littéraires et à l’Université. La première hypothèse est que vous êtes vieux et que, par conséquent, c’était mieux avant. La seconde est que les choses ont effectivement changé et que vous n’aimez pas cela (ce n’est pas incompatible avec la première hypothèse).


Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle. José Corti, 392 p., 25 €

Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle (Ce que les médias font à la littérature). Seuil, 280 p., 20 €


Vous pensez à ce diagnostic hilare d’Éric Chevillard dans Défense de Prosper Brouillon : « la lecture est une opération bénigne ». Le lecteur, poursuit-il, « n’aura pas à mâcher. On lui a haché menu sa pitance, comme à l’hospice. La chaise longue est gratuite. Un sirop vous sera servi » [1]. Vous vous rappelez que les deux derniers livres d’Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente I et II, sont précisément aux prises avec ce malaise, cette envie de hurler que la littérature comme possibilité d’émancipation, « c’est fini ». Sauf que vous avez aussi compris avec lui que si « le easyreading a pris le dessus », « ce serait triste de lui résister, ce qui serait bien, c’est le prendre de vitesse ». Peut-être même peut-on « réinjecter discrètement des doses de complexité à des livres mous » [2]. Cadiot n’est pas décliniste. Il ne pense pas que la littérature soit pire, ni morte. Mais sans doute peut-elle encore être autre que celle qui se présente.

Deux essais reviennent cet automne sur ce vague à l’âme taraudant, ce goût de mort. Dans Dernières nouvelles du spectacle, Vincent Kaufmann, professeur de littérature et d’histoire des médias à l’université de St. Gall en Suisse, poursuit l’histoire amorcée dans La faute à Mallarmé [3], qui retraçait « l’aventure de la théorie littéraire » comme « moment de résistance à l’avènement d’une société « spectaculaire » dans laquelle le sens, la fonction et la place de la littérature ont été considérablement modifiés et pour le coup dévalorisés ». Ce nouvel ouvrage tente donc de cerner la condition de l’écrivain après l’avènement du spectacle et la supposée perte de valeur de la littérature. Sur le premier point, le chapitre le plus fécond est sans doute celui intitulé « Grammaire du spectacle », dans lequel Kaufmann décortique la sémiologie de la « comparution », de « l’aveu » ou encore du « sacrifice » qui caractérise selon lui la « fonction-auteur » au temps de la « vidéosphère ». La mort de la littérature a un goût, et c’est celui de « l’auteur en mode Canada Dry ». Malheureusement, la théorie du spectacle étant par nature totalisante, à côté des quelques exemples d’autofictifs que choisit Kaufmann (Christine Angot, Marie Darrieussecq et Camille Laurens, Chloé Delaume, Annie Ernaux, Hervé Guibert, Catherine Millet), le lecteur se demande où est passé le reste de la littérature française : les auteurs qui ne racontent pas leur vie, ne passent pas à la télé, ceux qui sont dans les librairies, les festivals, qui écrivent pour le théâtre, la radio, qui enseignent en prison et qui n’en sont pas moins lus. On se demande aussi pourquoi les médiatiques Jean-Edern Hallier ou Yann Moix ne font pas l’objet d’analyses aussi approfondies : peut-être parce que, selon l’auteur, « comme dans le cas d’un Houellebecq, ou peut-être d’un Sollers », ils ont « parfaitement » saisi « les enjeux » du spectacle ? Mais alors on n’est pas sûr de comprendre : Catherine Millet ou Chloé Delaume n’auraient pas su, elles, les saisir ? Ou bien n’en auraient-elles pas le droit ? Ou alors le feraient-elles mal ? Moins dignement que Yann Moix ou Michel Houellebecq ?

Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle

Le second point, la dévalorisation de la fonction de la littérature, insiste sur les dangers que présente la « déprofessionnalisation » qui engendre un « désordre du discours ». Tous auteurs, tous critiques : si l’antienne de la déhiérarchisation est vieille comme la littérature industrielle, Vincent Kaufmann n’en vient cependant pas à cette « haine de la démocratie » qu’a analysée Rancière dans l’ouvrage du même nom [4] : « il n’existe aucune bonne raison de reprocher à qui que ce soit de lire quoi que ce soit ni de l’empêcher de faire connaître et de défendre ses choix sur quelque plateforme que ce soit. Mais il reste à évaluer, ou à tenter d’évaluer la réalité de l’empowerment de l’usager et de manière plus générale ses chances en termes de créativité ». La question du bénéfice réel de l’usager se pose certes. Mais une archéologie des médias telle que celle défendue récemment par Yves Citton dans Médiarchie montre que ni l’imprimerie, ni le train, ni la photographie, ni la télé n’ayant entraîné l’abêtissement de l’humanité prédit en leur temps et la fin des arts, il y a peu de chances pour que l’Internet y parvienne. La réalité est sans doute bien plus décevante que ce catastrophisme : ce ne sera, comme d’habitude, ni pire ni mieux qu’avant, pourvu que « l’intersubjectivation » reste, comme le conclut Kaufmann, le nœud de la fréquentation des œuvres.

À l’inverse, Alexandre Gefen essaie, avec Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, d’envisager notre sortie du « régime esthétique de la littérature » comme une chance plutôt que comme un malheur. Là où Chevillard ironisait avec son sirop et sa chaise longue, le chercheur et critique prend le phénomène au sérieux : « je défendrai ici l’idée que le début du XXIe siècle a vu l’émergence d’une conception que je qualifierai de « thérapeutique » de l’écriture et de la lecture, celle d’une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, qui « fait du bien ». Tout se passe, me semble-t-il, comme si, dans nos démocraties privées de grands cadres herméneutiques et spirituels collectifs, le récit littéraire promettait de penser le singulier, de donner sens aux identités pluralisées, de retisser les géographies en constituant des communautés : autant de programmes moins émancipateurs que réparateurs ».

Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle

Alexandre Gefen

Ainsi posée, la thèse fend comme une hache la mer gelée des « discours de la fin » : elle répond au sentiment de renversement évoqué plus haut, explique le deuil du projet émancipateur et du formalisme, et offre de penser la mollesse plutôt comme une douceur. En somme, dans le changement de paradigme qui affecte notre culture, elle permet elle aussi, selon le mot d’Emmanuel Carrère que cite Alexandre Gefen, de « panser ce qui peut être pansé » – mais en le pensant. La force de cet essai est de ne pas regretter le paradigme moderne (et postmoderne) mais de chercher quel bien on peut tirer d’une littérature réparatrice et « transitive ». Non pas que Gefen croie à une réalité thérapeutique des arts. Il se demande simplement de façon pragmatiste, sous les auspices de John Dewey et de Richard Shusterman mais aussi de Paul Ricœur, ce que cela change si l’on tient pour vraie cette version de la littérature plutôt qu’une autre. Ainsi, cette littérature du care entend selon lui non seulement consoler, éduquer et renarcissiser (ce en quoi on peut la trouver édifiante et questionner sa position éthique) mais elle « se justifie et se reconnaît » d’être « un mode d’action et une forme d’insertion dans la société contemporaine ». En particulier en réassignant la place de l’auteur, par la multiplication des ateliers d’écriture et la vogue des écrivains-enquêteurs, dont le travail devient « un journalisme humanisme », quand ils n’interviennent pas directement auprès des exclus. Écrivants et lecteurs sont en recherche d’un « nous », indique Gefen : l’écrivain peut peut-être alors « redevenir le conteur capable d’insuffler du commun à la communauté, selon l’allégorie usée, mais toujours si pertinente, de Walter Benjamin ».

L’étendue du corpus analysé (de David Foenkinos à Emmanuelle Pagano en passant par Régine Detambel ou Philippe Vasset) et la familiarité de l’auteur avec celui-ci impressionnent. Réparer le monde (titre qui fait évidemment référence à celui de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants) s’organise selon les différents problèmes que cette littérature neuve cherche, tenant lieu à la fois de politique et de religion, à panser (soi, la vie, les traumas, la maladie, le monde, les autres, le temps). Les analyses nourries de l’auteur – qui rappelle sans cesse qu’elles ne valent pas pour adhésion à leur objet – sont trop nombreuses et complexes pour qu’on en résume l’enchaînement. On se contentera d’en donner un aperçu, tel ce résumé des théories de l’empathie : « Accéder à la souffrance d’autrui pour en reconnaître la légitimité, nous reconnaître affectivement en autrui, suppose non seulement l’éducation de notre sensibilité, mais une capacité de déplacement dans une identité temporaire possible, capacité à laquelle les œuvres artistiques, et en particulier les récits de fiction, sont censées nous entraîner. » Comme Gefen déroulant sa démonstration, on se dit souvent que tout ceci est en effet de l’ordre de l’hypothèse. Réparer le monde donne ainsi du grain à remoudre. Car lorsqu’un romancier veut nous déplacer, comme il est fréquent, dans une « identité temporaire possible » dont il n’a aucune expérience (un paysan, un jeune de banlieue, un nazi…) – voire parfois aucune idée –, on peut légitimement se demander quel est le résultat éthique de cette métempsychose creuse. De même en ce qui concerne le « narrativisme », théorie « qui place l’écriture de soi », en tant que dispositif cognitif, « au centre de tout projet de vie » et à laquelle Gefen consacre deux chapitres aussi denses qu’éclairants.

Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle

On est donc souvent tenté, au fil des pages, de prendre cette littérature de stabilisation du référent,  ayant fait son deuil des projets politiques au profit de « micropolitiques » du sujet, pour un outil de servitude volontaire, d’adaptation forcée à un « réel » supposément sans alternative ou, comme l’écrit Gefen, pour « un dispositif faussement émancipateur du néolibéralisme ». Sauf que, s’il énonce adéquatement la critique, le chercheur n’y souscrit pas. Il la renvoie même dos à dos avec ce qu’il nomme l’idéologie « aristocratique » d’un Richard Millet, un rapprochement qui laisse dubitatif. Mais, ailleurs, il n’hésite pas à écrire que « passion identitaire, intention thérapeutique, idéologie de la relation, obsession mémorielle, travaillent jusqu’à l’hystérie la littérature française du XXIe siècle ». C’est que, tout du long, Alexandre Gefen dialectise avec élégance sa « perplexité », ses doutes, et note que « la pensée de la littérature » est, à l’instar de la philosophie contemporaine, « tiraillée entre une tradition critique qui en ferait une manière d’inquiéter les formes convenues de contentement » (Chevillard, Cadiot, entre autres, que l’auteur ne néglige pas) « et la tentation fortement rémunératrice de devenir une forme d’accompagnement existentiel sans horizon politique et spirituel ». Entre ces deux écueils, il faut arriver à « penser et accompagner » tout « autant qu’à fonder en raison ». C’est d’une certaine façon ce à quoi Réparer le monde s’emploie.


  1. Notabilia, 2017, p. 17.
  2. Olivier Cadiot et Marie Gil. « Réenchanter les formes », Les Temps Modernes, vol. 676, no. 5, 2013, pp. 6-34.
  3. Seuil, 2011.
  4. La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.

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