Voici un beau livre propre à figurer sur les tables basses des salons quand, le temps des fêtes, nostalgie et compassion sont de mise. Antoine Compagnon a transformé son cours au Collège de France de 2015-2016 en livre grand public dans une collection prestigieuse qui se prête au genre. Chacun y glanera avec bonheur ce qu’il veut encore savoir de ce chiffonnier qui, de figure indispensable à l’économie des boues de Paris, a été érigé en mythe parisien tout au long du XIXe siècle.
Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris. Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des Histoires. 500 p., 140 ill., 32 €
La hotte sur le dos, la lanterne à la main, le chiffonnier est partout dans la nuit parisienne du XIXe siècle. Il a permis une imagerie illustrée par les meilleurs, les Vernet, Charlet, Daumier, Gavarni, Traviès, Henri Monnier et jusqu’à Seurat qui en fait un philosophe à la hotte, et il commande une production textuelle très abondante. Les illustrations des nouveaux panoramas de Paris ou du roman populaire à partir des Mystères de Paris d’Eugène Sue ont développé ce pont aux ânes de la lithographie. Il y a d’ailleurs une parfaite concordance des genres et de la réalité ; le chiffonnier est une figure d’Ancien Régime déjà présent chez Louis-Sébastien Mercier, mais il devient omniprésent dans les années romantiques puisque la ville qui se densifiait menaçait de succomber sous ses immondices avant les aménagements haussmanniens qui la dotent d’égouts. Le chiffonnier perdure jusqu’à l’imposition en 1883 de la poubelle par le préfet qui lui prêta son nom.
Ces marcheurs de la nuit sont parfois d’anciens militaires et une figure de l’insoumission. On les croit parfois fidèles au Père la Violette (Napoléon), car ces habitués du froid sont aussi endurants qu’incapables de se soumettre à une vie réglée. Leur commerce se poursuit en toute saison sans apprentissage ni investissement préalable : pas trois francs pour la hotte, la lanterne et le crochet, une arme possible. Ces hommes semblent plus souvent sollicités comme indicateurs que comme révolutionnaires, et Jules Vallès ne les prenait vraiment pas pour des héros de la liberté. Ils sont soumis depuis 1828 à l’administration qui leur donne le numéro qui figure sur leur hotte et leur lanterne, d’une part, et ce sont bien eux les nouveaux Asmodées omniscients, d’autre part : ils savent tout de chaque immeuble et de ses habitudes de vie car le déchet parle. Ils passent aussi pour violents et bagarreurs, souvent ivrognes et leurs pauses nocturnes se font dans les tapis francs des Halles, tel le Paul Niquet qui fut un de leurs points de rencontre.
Ils étaient environ 5000, faisant vivre 20 000 personnes par leur singulière industrie qui les conduit à trier tout ce qui est passible d’une seconde vie : le moindre bout de fer, et tous les métaux, l’étain, le cuivre, qui seront refondus, les os feront du noir d’encre et de la colle, les bouts de faïence se rapiècent aussi mais le besoin majeur est celui de tissus, avant que l’on ne sache faire du papier de cellulose sous le Second Empire. Chaque soir, au coin des bornes où l’on dépose les ordures, des ombres s’activent avant que les tombereaux n’évacuent le reste des détritus comme engrais vers les terres des maraîchers environnants ou à Montfaucon, les actuelles Buttes Chaumont. Ces cohortes défendent leur petite industrie à chaque menace de mutation du système d’évacuation des immondices comme en 1832, quand on voulut ne plus leur laisser le temps de trier sur place : le chiffonnier est une figure de Paris qui n’envisage pas d’œuvrer hors les murs.
La diffusion d’une culture de l’image pour tous par la lithographie correspondit à l’apogée de la réalité sociale du personnage. Sur scène, nous le connaissons par Félix Pyat, dont le mélodrame Le chiffonnier de Paris était joué le 27 février 1848 au théâtre de la porte Saint-Martin : le fameux Frédérick Lemaître ajouta alors la couronne royale à ses trouvailles du jour, ce qui souleva la salle d’enthousiasme (républicain). A la fin de l’Empire, acoquinant l’or (du placer) à l’ordure, et le chiffonnier au philosophe, ce qui est non moins courant, Gautier en faisait des quatrains mondains chez la princesse Mathilde :
Lorsque le chiffonnier dans un placer d’- ordure
Philosophiquement fouille avec son – crochet
Il pêche un Moniteur, un museau de – brochet
Un os vide de moelle, une carcasse – dure.
Dans le Théâtre des Pauvres gens de Victor Hugo, le héros des Gueux a pour nom Mouffetard, ce qui le localise bien au faubourg Marceau et le long du ruisseau, la Bièvre. Leur autre pôle était à la barrière Clichy, en marge de « la route de la Révolte » qui mène de Versailles à Saint-Denis ; là, jusque dans les années 1950, des ferrailleurs prolongèrent le commerce de la récupération.
La ville qui consomme et rejette chaque jour ses déchets en serait submergée sans cette activité de tri et de récupération du temps où rien ne se perdait car tout se recyclait. Parallèlement, en littérature, les jeux de renvois par substitution et opposition, détournement et réemploi, permettent des associations sans fin, qu’Antoine Compagnon conduit allègrement. A partir du « mot-noyau », tout s’agrège. D’abord du papier jeté au poète maudit et inversement. En spécialiste de Baudelaire, l’auteur repart, bien sûr, du Vin des chiffonniers, ce qui lui permet de redire sa position cardinale : non Baudelaire n’a plus rien de progressiste après 1851. Il reprend alors une galaxie de réminiscences biographiques articulées par Les Fleurs du mal qui se situent à la charnière des époques du chiffonnage – que la construction du livre ne souligne pas mais que les historiens recomposent aisément.
Le lecteur peut suivre des bribes de développement et se permettre une approche désordonnée du livre. Cela convient au genre quand il s’agit de cavalcader dans des jeux d’allitération et de métonymie. Les développements sur le sept (le crochet), le sceptre et le spectre ne sont pas moins productifs que le fantasme usuel au mélodrame de la trouvaille inouïe, la fourchette d’argent, le bijou, ou le portefeuille garni que l’honnête chiffonnier restituera. Ces cycles de récit sont sans fin. Certaines figures décalées sont également prises dans la ronde des attributs donnés au chiffonnage tels, sous la Restauration, Choldruc-Duclos, le « Satan bordelais », le Melmoth du Palais-Royal, puis Privat d’Anglemont, une connaissance de Baudelaire. On a aussi plaisir à retrouver sur ces thèmes des auteurs de second rang, et parmi les précurseurs, outre Étienne Jouy et ses Hermites, Nicolas Brazier ou le saint-simonien Ponty qui fut un temps vidangeur.
Quand s’impose la plume d’acier importée d’Angleterre avant d’être produite à Boulogne-sur-Mer, la liaison de l’homme de lettres au biffin, un des noms argotique du chiffonnier, redevient structurante. Elle ne passe plus par le cycle du papier mais par celui de la trouvaille, de la captation erratique de bouts de textes, le quotidien du poète et du publiciste, l’écrivain des panoramas et des livres de physiologie de la ville fondés sur la compilation. Là se déploie « le travail de la citation » et la fantasmagorie du rien, mais disparate, plein de rencontres incongrues. Ils s’incarnent dans l’homme à la hotte et c’est l’économie de ce rien qui fait loi pour la bohème postromantique ; c’est elle qui rend au chiffonnier la modernité de l’éphémère et en fait un symétrique du flâneur, et parallèlement la figure déchue de la passante fait la chiffonnière du lendemain.
C’est Walter Benjamin, qui le premier a remis en selle la figure du chiffonnier, et peu importe, dans le présent livre, que ses interprétations sociales des personnages de chair ou de papier soient constamment réfutées. Tout réemploi est un fait de démarquage et la preuve du plaisir que nous prenons à l’évocation de ces images qui sont aussi le rébus (/rebut) de l’imaginaire culturel du XIXe siècle.