Mon « Imaginaire »

Bohumil Hrabal, La chevelure sacrifiée

Bohumil Hrabal, en 1985 © Hana Hamplova

Je consulte la liste des titres parus dans la collection « L’Imaginaire » : des années de joie reviennent et d’émotions. Des heures de découverte, et maintenant une plongée dans le temps. Des rencontres, des voyages immobiles. La Galicie métamorphosée par Bruno Schulz dans Les boutiques de cannelle : son portrait, assis sur une marche, était affiché derrière le siège de Maurice Nadeau, sur le mur de ses auteurs de chevet. La Bosnie de Meša Selimović dont Le derviche et la mort accompagne Jean Rolin dans l’un de ses périples et dans Campagnes, je crois. L’Autriche ou l’Allemagne de Broch : Les somnambules figurait au programme du séminaire de Milan Kundera à l’EHESS. Dans sa fameuse pléiade personnelle, Broch côtoyait Hasek, Kafka, Musil et Gombrowicz. Dans ce séminaire est venu Danilo Kis. Le cirque de famille rassemble trois de ses romans, dont Jardin, Cendre. Je devrais évoquer David Shahar, pour Un été rue des prophètes, et j’aimerais parler de Sylvia ou de Présence des morts, beaux récits de Berl, de Calet dont La belle lurette a été ma porte d’entrée dans cette œuvre modeste et sensible.

Mais je dois m’arrêter sur un lieu, un nom et un titre : la Bohême, Bohumil Hrabal, La chevelure sacrifiée. Et me reviennent, dans le désordre, les odeurs de houblon, le cochon dont on ne perd rien, un fleuve majestueux (mais n’est-ce pas dans Les millions d’Arlequins ?), toute une humanité simple et loufoque, qui peuple les romans de cet écrivain né en Moravie, comme son cadet Kundera et comme Janáček.

Hrabal est enfant du soldat Chveik. Pas convaincu par le « socialisme réel », ni dissident. Lu par des censeurs zélés, parfois mis au pilon, il continuait d’écrire, tout en exerçant de petits métiers. Il avait des périodes de retour en grâce, et puis on a oublié qui il était, après 1989. S’il revenait dans son Europe centrale, il serait sans doute attristé : c’est devenu bien étriqué, frileux (même en été), hargneux, voire haineux. Et les voyous et corrompus qui gouvernent n’ont rien à envier aux bureaucrates d’avant la révolution de Velours. Je préfère penser à Hrabal heureux, installé à l’une des tables dont il était familier, à Prague. Les bocks défilent et il parle. Il palabre, il raconte, il fait rire et émeut. Infatigable. Il connaît les variantes, choisit le détail apparemment insignifiant. Il écrit de même, et qui n’aime pas les digressions, le superflu, la littérature en somme, doit aller voir ailleurs. Avec lui, l’obscur devient lumineux, l’anodin magique, le singulier universel.

Bohumil Hrabal, La chevelure sacrifiée

La chevelure sacrifiée fait partie d’un cycle autobiographique. On y voit les grands-parents du romancier. Maryska est une femme pleine de vie, sensuelle et extravertie. Son mari, Francin, est timide, discret. Voilà un bon duo de départ. Après, c’est Hrabal, une entrée sur la lumière qui brille faiblement à sept heures du soir, la brasserie silencieuse, et les histoires qui filent leur train. En 1981, Jiri Menzel metteur en scène de Trains étroitement surveillés, avait réalisé Une blonde émoustillante (Tous les films tchèques, dont ceux d’Ivan Passer, Forman et Menzel, sont édités chez Malavida.). Le titre accroche, assez bêtement ; le film vaut mieux que cela. On y contemple la campagne de Bohême.

Jusqu’à sa mort, Hrabal a décidé, mine de rien. Son décès aurait pu faire la matière d’une nouvelle. S’est-il penché à la fenêtre pour nourrir des oiseaux ou rattraper un chat, ou pour se jeter dans le vide ? Je préfère que cette disparition soit accidentelle. Mais il l’a apparemment voulue et je ne suis pas choqué. Une fois de plus, il aura choisi sa voie, unique comme toujours.


Bohumil Hrabal, La chevelure sacrifiée. Trad. du tchèque par Claudia Ancelot. Gallimard, coll. « L’Imaginaire » (n° 476), 176 p., 7,50 €
Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle. Trad. du polonais par Thérèse Douchy, Georges Lisowski et Georges Sidre. Gallimard, coll. « L’Imaginaire » (n° 509), 210 p., 10,50 €

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