Mutations et ruptures des robes occidentales

De 1999 à aujourd’hui, Georges Vigarello publie de nombreux ouvrages collectifs sur le corps, ses normes, ses pratiques et ses métamorphoses, ses révolutions, la beauté, la séduction et les surprises. Par exemple, il étudie L’histoire de la beauté en 2004 ; La silhouette. Naissance d’un défi en 2012, Le propre et le sale en 2013, Histoire des émotions dont un nouveau volume vient de paraître, etc.


Georges Vigarello, La robe. Une histoire culturelle. Du Moyen Âge à aujourd’hui. Seuil, 216 p., 39 €


Ainsi, les robes des femmes occidentales évoluent, innovent, se métamorphosent, transforment les corps, les allures, les démarches, les silhouettes, les tenues, les mouvements et l’impassibilité fascinante. La robe et les femmes se modifient à travers les siècles. Les profils et les modes de la femme changent, bouleversent, varient, se déguisent, se transfigurent.

Georges Vigarello met en évidence six étapes de cette histoire de la robe et des formes du corps féminin. Au Moyen Âge et à la Renaissance, ce serait d’abord « Le destin de l’artifice : la géométrie » ; le laçage étroit et l’étranglement de la ceinture privilégient le buste et dissimulent l’anatomie du bas ; une géométrie triangulaire descend des épaules en comprimant les flancs ; au XVe siècle, le peintre Jean Fouquet représente l’érotisme glacé d’Agnès Sorel en Vierge (avec enfant) qui offre son sein rond ; au XVIe siècle, le dispositif (en fil de laiton et en toile épaissie) affermit la forme conique du buste ; un autre appareil, pour le bas, est fait de cercles de bois, d’osier ou même de fanons de baleines. Selon l’historien de l’art André Chastel, la modernité rêve d’une « structure mathématique de la beauté ».

Georges Vigarello, La robe. Une histoire culturelle. Du Moyen Âge à aujourd’hui

Jean Fouquet, « Agnès Sorel en Madone » (1456)

La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule « Le triomphe du haut ». L’image du piédestal est une fascination. Érigée en majesté, la femme est hiératique sur un socle d’étoffes déployées. Le visage est une fleur, le buste devient une tige, la jupe est un vaste support. La féminité mêlerait la pudeur et la beauté, la finesse et la passivité. Les Ménines (vers 1656) offrent le vertugadin évasé ; elles sont plus larges que hautes. On ne se soucie pas des jambes « puisque ce n’est pas chose à montrer » ; les « parties basses » devaient être cachées. La soie, le brocart, le velours sont admirés… Ambroise Paré et Montaigne critiquent les abus des « étroitesses » ; Montaigne note : « Pour faire un corps bien espagnolé, quelle gêne les femmes ne souffrent, guindées et sanglées […] jusques la chair vive. Oui quelque fois à en mourir ». Au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce sont les corsets et paniers. Au temps de Richelieu, la contre-réforme catholique choisit la sévérité, l’austérité et refuse les broderies, les chamarrures, les chaînettes, les nœuds. Puis « le clinquant a de nouveau la mode » ; dans la cour du Grand Siècle, la marquise de Sévigné décrit, avec ironie, la tenue de Mme de Montespan ; elle est faite « d’or sur or, rebrodée d’or, et par-dessus un or qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée ». Et, dès l’enfance, les fillettes portent le corset pour « faire venir les hanches et faire remonter la gorge ».

Dans la troisième partie, ce serait « La contestation des contraintes », énoncées par les Lumières de l’Encyclopédie. Avec la Révolution, les vêtements sont bouleversés. Dans les années 1790, les ensembles se font tuniques ; l’anatomie émerge d’une étoffe qui, jusque-là, la dissimulait… Dans les années 1770, la rigidité a déjà régressé ; tel tailleur de Reims imagine un corset léger de feutre, sans baleines, plus commode ; c’est alors la vogue du peignoir ; Marie-Antoinette encourage les vêtements détendus, moins entravants ; dans les années 1780, les pieds et les chevilles se dégagent ; une aisance est désirée et la marche facilitée. En 1799, « une mousseline est bien souple, bien transparente » ; David peint Mme Récamier (1800) allongée et l’anatomie se découvre sous les plis de la robe blanche. À la fin du XVIIIe siècle, la valse est inventée : « Le sein s’enfle et palpite, la voix s’éteint, le corps tremble, le pied chancelle, la fatigue ou le désir précipite le dénouement. » Et, en 1800, le pantalon est interdit : car « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation ». En 1800, des ravissantes dynamiques jouent de raquettes sur le pré.

Georges Vigarello, La robe. Une histoire culturelle. Du Moyen Âge à aujourd’hui

La quatrième partie du livre précise « Les résistances de l’artifice ». Après les « avantages » du droit civil révolutionnaire, la femme n’est autonome ni civilement, ni socialement. La loi du divorce est abandonnée en mai 1816. Sous le Second Empire, les crinolines et les jupons métallisés rythment la tenue… De 1828 à 1848, 64 brevets de modèles de corsets sont signalés ; tel corset peut-être lacé et délacé par une femme elle-même en un instant… Dans Le Figaro, en 1863, Baudelaire publie Le peintre de la vie moderne ; il commente les dessins et les aquarelles de Constantin Guys ; il précise : « La femme est sans doute une lumière, un regard, une invitation au bonheur, une parole quelquefois ; mais elle est surtout une harmonie générale, non seulement de ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe, et qui sont comme les attributs et piédestal de sa divinité ; dans le métal et le minéral qui serpentent autour de ses bras et de son cou […] Une femme s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier… » Puis, de 1875 à 1910, la fluidité du fourreau serpente sur le corps. En 1874, Mallarmé observe au bois de Boulogne une Parisienne avec « sa robe trainante et collante », beauté qui suggère « certaines impressions analogues à celles du poète, profondes et fugitives ». Dans les années 1880, Caran d’Ache caricature des femmes cambrées aux reins avec des poufs placés au bas de la taille. Les corsets longs sont généralisés : des appareils de « contention » ; leur production passe de 1 500 000 exemplaires en 1870 à 6 000 000 en 1900. Souples, onduleuses, ces femmes ont des tailles fines, des seins orgueilleux, des hanches grasses…

La cinquième partie du livre propose « L’invention de l’élancement (1910-1945) ». Une verticalité s’impose avec le début du XXe siècle. En 1908, le couturier Paul Poiret (1879-1944) réalise une robe sans corset. En 1918, Proust évoque Odette découpée « en une seule ligne ». Prudent, un érotisme s’amorce. Le droit succède au serpentin. Les vêtements sont allégés. Passent les sportives du ski, du golf, de la bicyclette, de la nage. Selon Poiret, le point d’appui des robes « s’arrime aux épaules » ; les silhouettes sont filiformes et enturbannées. Selon Gabrielle Chanel, « toute l’articulation du corps est dans le dos : tous les gestes partent du dos » ; elle choisit des tissus légers et mobiles. Ce sont l’élégance, l’élancement, l’essor… De 1920 à 1945, la revue Vogue admire la « pureté de la ligne impeccable ». En 1922, « la garçonne », héroïne de Victor Margueritte, affiche une liberté sexuelle, une souveraineté… Dans L’Humanité, en 1935, Paul Vaillant-Couturier conseille : « La coquetterie est une nécessité et même une nécessité essentielle ». À l’évidence, la mode des années de guerre est terne ; quelques couturiers français s’exilent aux États-Unis… En 1942, en Amérique, le jean est porté par une jeune travailleuse photographiée ; avec les années 1960, il s’universalise dans les pays européens. Se manifestent « l’émancipation », « l’affranchissement ».

Georges Vigarello, La robe. Une histoire culturelle. Du Moyen Âge à aujourd’hui

Dans la sixième partie de l’histoire des robes, l’enjeu choisit les verticalités, la souplesse, la fluidité. Ce serait l’individualité, l’éclectisme, la sensibilité. Dans cette histoire, l’effacement possible de la robe laisserait peut-être place au pantalon, au bermuda, au jean… De 1945 à 1965, la mode cherche entre l’aisance et l’érotique. La corolle de la jupe permet de mieux danser. Ou bien la « guêpière » offre une minceur « en taille de guêpe ». La maison Dior s’affirme : la page de la restriction, de la morosité, du rationnement, de la gravité serait définitivement tournée. L’été 1950, Vogue souligne : « Pour être belle, il faut savoir se mouvoir. » À l’orée des années 1960, la maison Weil choisit un rôle du prêt-à-porter… En 1959, Elsa Triolet intitule une trilogie romanesque L’âge du nylon ; se multiplient le Rylsan, la chlorofibre, le polyester, le kevlar, le Nomex, l’orlon. Un public jeune en serait la cible ; les marques des 18-25 ans seraient la « mode Prisu » ; l’hebdomadaire Elle énonce : « Le bon marché ne peut être triste et laid ». Surgissent la « robe transparente » la « robe tablier ». L’objet n’est pas fait pour durer ; ce qui est réclamé, c’est le voyant, l’excentrique…

De 1965 à 1980, la robe va de l’aisance au confort ; Yves Saint-Laurent propose la « robe Mondrian » ; la robe raccourcie d’André Courrèges dénude le genou, efface la taille et les hanches ; Catherine Deneuve et Mireille Darc choisissent la mode ; dans l’émission Dim Dam Dom, Françoise Hardy porte une tenue blanche Courrèges. Les collants Exciting signalent : « Sautez à toutes jambes dans les nouvelles couleurs. » En 1966, il y aurait 200 000 jupes en France et Jacques Dutronc chante Mini, mini, mini. Et, en 2012, 72 % des femmes portent, tous les jours, le pantalon… Mais quel avenir pour 2018 ?

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