Religion et tragédie

La modestie de son titre pourrait faire dédaigner un ouvrage que l’on croirait réservé à quelques spécialistes. On est devant tout autre chose avec ce livre : une réflexion d’ampleur sur les relations entre la tragédie grecque et des questions religieuses de première importance.


Euripide, Iphigénie en Tauride. Traduit et commenté par Christine Amiech et Luc Amiech. Texte établi par Henri Grégoire et Léon Parmentier. Les Belles Lettres, coll. « Commentario », 382 p., 29,50 €


Qui évoque aujourd’hui Iphigénie en Tauride fera plutôt penser à l’opéra de Gluck ou à la pièce de Goethe qu’à celle d’Euripide. C’est qu’après avoir été le plus apprécié des siècles classiques, le plus jeune des tragiques athéniens pâtit d’un désamour certain depuis que les romantiques allemands se sont passionnés pour la puissance philosophique de Sophocle et la hauteur religieuse d’Eschyle. Nietzsche ne fait sur ce point que se conformer à l’évidence intellectuelle de sa génération. Du temps de Sénèque ou de Racine, on savait gré à Euripide de l’art avec lequel il construisait ses tragédies et mettait en scène de belles confrontations nourries de formules qu’on se plairait à citer. Avant même son Iphigénie (en Aulide), Racine, d’ailleurs, avait ébauché le premier acte d’une Iphigénie en Tauride. Depuis deux siècles, cela même qui avait fait la gloire de « ce grand poète », comme dit Racine, lui est porté à débit et l’on ne voit plus en lui qu’un trop habile faiseur.

Les choses sont en train de changer, non pour rabaisser Eschyle et Sophocle, mais pour voir la profondeur dont Euripide est capable lui aussi, même si elle est d’une tout autre nature que celle de l’auteur d’Antigone et d’Œdipe roi. Après la Vie d’Euripide de Marie Delcourt publiée avec le soutien d’André Gide, après l’étude de Jacqueline de Romilly sur La modernité d’Euripide, un signe très sensible de ce retour en grâce aura été l’intérêt manifesté par Jean et Mayotte Bollack qui ont traduit plusieurs pièces de cet auteur qu’ils n’ont pas jugé indigne des plus grands penseurs présocratiques. C’était dans la perspective de mises en scène qui furent effectivement réalisées. Pour leur part, Christine et Luc Amiech s’intéressent plutôt à la dimension religieuse des pièces d’Euripide, dans une perspective qui n’est pas sans rappeler celle de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet dans leur mémorable Mythe et tragédie en Grèce ancienne.

Euripide, Iphigénie en Tauride

Fresque de la maison du poète tragique de Pompéi.

Les Bacchantes, sans doute la pièce d’Euripide la plus connue aujourd’hui, montrait dans toute sa violence l’irruption en Grèce du culte de Dionysos. Avec Iphigénie en Tauride, ce n’est pas la divinité – Artémis en la circonstance – qui vient en Grèce mais des Grecs qui vont à sa rencontre dans une terre du bout du monde, et qui découvrent horrifiés qu’ils risquent fort d’être les victimes d’un de ces sacrifices humains dont se repait cette autre divinité terrible. Il est vrai que ces Grecs, Oreste et Pylade, sont venus dans ce pays lointain sur l’injonction d’Apollon, pour rapporter à Athènes une statue de la déesse – manière, dans la logique de la religion antique, de faire venir la divinité elle-même. Ils y rejoignent, sans le savoir de prime abord, la sœur d’Oreste, cette Iphigénie qu’Artémis a sauvée du sacrifice humain que son père allait pratiquer sur elle en Aulide. En contrepartie, elle est désormais au service de cette déesse, pour être sa prêtresse lors des sacrifices humains qu’elle exige dans la lointaine terre brumeuse des Taures. Cela, le spectateur le sait dès le prologue, devant un temple d’Artémis avec « des dépouilles accrochées à son sommet et un autel maculé de sang ». C’est d’abord Iphigénie qui vient exposer sa situation, suivie, sans qu’ils se rencontrent, d’Oreste, venu là après le meurtre de sa mère, condamné par Apollon à rapporter à Athènes la statue de la déesse. On se doute bien que le poète a prévu une belle scène de reconnaissance et qu’il lui faut aussi trouver une manière de sauver ses héros.

On peut – c’est ce qu’a fait Aristote –  ­regarder la pièce du point de vue de la technique de construction et apprécier la manière dont Euripide a conçu l’inévitable scène de reconnaissance. On peut aussi comparer la fin à celle qu’il a prévue pour son Hélène, à laquelle Christine Amiech a consacré un précédent ouvrage. De telles considérations de technique dramatique sont tout à fait légitimes et nullement absentes de cette étude, mais l’originalité qui fait tout l’intérêt de celle-ci tient à l’insistance sur « l’atmosphère religieuse » dans laquelle est « enveloppée » cette pièce : « Construite sur le redoublement d’un sacrifice sanglant en l’honneur d’Artémis, où la victime d’Aulis devient l’exécutrice des cérémonies barbares de Tauride, la tragédie s’interroge sur les exigences d’une déesse ambiguë ».

Euripide, Iphigénie en Tauride

« Le sacrifice d’Iphigénie », par François Perrier (1632)

L’ambiguïté touche déjà la personne même d’Iphigénie. Euripide la fait prêtresse d’Artémis mais, quand Hérodote évoque les pratiques sacrificielles des Taures, l’historien dit que, selon ceux-ci, la divinité à laquelle ils sacrifient ainsi serait Iphigénie, qu’il qualifie de « Déesse vierge » (Parthénos). Une telle divinisation serait la conséquence logique du sacrifice subi à Aulis : dès lors qu’aux yeux de tous les assistants elle a été tuée par son père, Agamemnon, il est plus conforme à l’ordre des choses de considérer que sa mort apparente la fait accéder à la divinité que d’imaginer la substitution par une biche que nul n’aurait vue. Encore faut-il que cette divinisation n’ait pas lieu en Grèce, mais dans cette Tauride présentée comme aux confins du monde civilisé. Les poètes du Ve siècle s’attachent plutôt à faire déboucher le sacrifice d’Aulis sur la mort pure et simple de la sacrifiée, justifiant ainsi le meurtre d’Agamemnon perpétré par Clytemnestre. Si la sacrifiée n’est pas sauvée par une accession à la divinité, son sacrifice devient une affaire humaine et la question se pose dès lors de ce que peuvent vouloir ces dieux et déesses qui exigent de tels sacrifices sanglants.

Euripide adopte une position toute en nuance. Il a manifestement lu cette page d’Hérodote et il en atténue la violence de manière à rapprocher ces pratiques rituelles de ce qu’un public grec est susceptible de connaître. D’où l’insistance sur les lustrations et le rituel de purification, ainsi que sur la description du temple d’Artémis, bien grec avec son autel, sa statue cultuelle, ses colonnes et toutes ses normes architecturales. Cette couleur grecque n’empêche pas ce sacrifice projeté de « revêtir l’aspect d’une fiction » aux yeux du public athénien, même si le poète n’est pas allé jusqu’à mettre le couteau sacrificiel dans la main d’une femme : la prêtresse s’en tiendra aux fonctions de consécration. D’un autre côté, les Grecs n’admettaient pas le sacrifice humain et un peuple qui le pratique ne peut qu’apparaître comme barbare. Ce n’est pas seulement pour avoir elle-même été conduite à l’autel du sacrifice et n’avoir pas oublié ce tragique moment qu’Iphigénie qualifie de « meurtres » ces sacrifices humains ; c’est aussi qu’elle est grecque et qu’à la première occasion elle repartira pour sa patrie.

Euripide, Iphigénie en Tauride

« Le sacrifice d’Iphigénie », par Giovanni Batista Tiepolo (1757)

Qui est alors cette énigmatique Artémis, sauvagement honorée par les Taures et pourtant assimilée au Panthéon grec ? Elle est assurément effrayante mais est-ce parce qu’elle est étrangère ? Amiech rejoint Vernant pour la rapprocher de Dionysos et voir en eux deux des « figures de l’altérité », sachant que, comme dit Platon, l’autre n’est pas extérieur au même. L’altérité d’Artémis serait plutôt une incarnation de « la puissance même de la nature où les forces de vie se mêlent aux forces de mort ». Si l’unité de sa figure est si difficile à cerner, c’est sans doute qu’elle incarne la multiplicité même ; peut-être faut-il voir là « une fonction liée à la thématique ambiguë de la frontière », ce qui expliquerait l’insistance mise dans la pièce sur l’opposition du sauvage et du civilisé. Nos commentateurs notent que, dans le théâtre d’Euripide, « Artémis n’est pas la seule divinité à être entourée d’ombre. La nature des dieux y est toujours représentée comme impénétrable ».

La dimension religieuse de cette pièce touche d’abord la question du sacrifice humain associée à ce qu’on pourrait appeler une théologie d’Artémis. C’en est en quelque sorte l’enjeu puisqu’il s’agit de savoir si et à quelles conditions Oreste échappera à ce sacrifice qui le menace après avoir menacé sa sœur Iphigénie. Mais s’y ajoute un second motif religieux : la souillure. Une personne souillée ne peut entrer en contact avec rien qui ait le moindre rapport au divin ; elle est ce que le grec nomme un miasme. Or, tel est manifestement le cas d’Oreste, souillé par son matricide. Iphigénie va d’ailleurs en jouer pour sauver son frère, en trompant le pieux roi Thoas : mener au sacrifice un être aussi manifestement souillé que l’est Oreste pourrait contaminer toute la cité. En présentant les choses ainsi, Euripide « intègre » la question de la souillure et de la purification « dans une réflexion plus générale sur ce qui est conforme à la piété ». Vient ainsi au premier plan « une interrogation sur le vouloir des dieux et la façon dont les hommes tentent de l’appréhender ».

On ne s’est attaché ici qu’à une petite part de ce beau livre, qui offre aussi un commentaire scène par scène de toute la pièce, présentée dans sa langue et traduite sur la base de l’édition donnée dans la collection Guillaume Budé. Il faut bien laisser au lecteur le plaisir d’en découvrir toute la richesse !

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