Je me tiens pour un non-voyageur. Mais à propos de Jorge Luis Borges, je suis encore étonné de me revoir à Buenos Aires, cherchant le numéro de sa maison dans une rue qui donnait sur le grand port de la ville, avec les embarcations, les cargos et les transatlantiques. Cependant ce n’est pas aux Amériques, ou bien à Paris, que je dois l’apercevoir pour la première fois. C’est à Venise. Il était familier de la ville, il m’avait demandé un jour ce que je lisais dans le café qu’il fréquentait sur la place San Marco. J’étais trop jeune sans doute et trop timide pour converser avec lui. Et j’ai surtout en mémoire quelques images qui me font encore de la peine.
Beaucoup plus tard, j’étais accompagné de mes jeunes enfants, grande fille et petit garçon, dans le quartier à l’est de la ville. Nous venions sans doute de la Scuola di San Giorgio, où se trouvent les peintures du Carpaccio : avec le Dragon de saint Jérôme en laisse, comme un chien, qui épouvante l’assemblée. Nous étions au bout de cette ruelle obscure qui donne sur la rive des Esclavons, juste avant la prison et la cathédrale. Et je dis soudain aux enfants : « mettez-vous bien le dos contre le mur, vous voyez cet homme qui avance dans la nuit, c’est Jorge Luis Borges, l’un des plus grands écrivains de notre époque. Ne dites pas un mot. Il ne vous verra pas car il est aveugle à présent ». Et, en effet, Jorge Luis passa devant nous, avec les deux femmes qui le guidaient, sans se douter de notre présence.
À la vérité, je me suis aperçu cette année-là, que nous étions dans le même hôtel, un peu avant cette ancienne prison de la ville, si bien décrite par Casanova, qui s’évade, avec le gardien complice, franchisant le pont des Soupirs et les toits de la cathédrale pour gagner Pàdova. Dans cet hôtel qui jouxte la prison, je vois encore Jorge Luis Borges à quelque distance, juste devant moi, au petit déjeuner du matin. Et je suis encore surpris, dans ma bibliothèque, d’avoir si peu de textes de lui. J’ai tout de même trouvé en ce jour une citation que je puis inclure dans cette courte improvisation :
« Ainsi pensait l’Arioste, qui se livra au lent
Plaisir, dans le vide des chemins
Entre marbres clairs et cyprès noir,
De rêver à nouveau des rêves déjà faits. »
C’est presque une étrangeté. Aujourd’hui, je regarde seulement la couverture de cet « Imaginaire » que m’a confié Marie Étienne, avec la présentation de Roger Caillois. En ces dernières années, nous avons certainement parlé de Jorge Luis Borges, dans les îles quand nous observions la ville de très loin. Je suis certain que ce n’est pas la marque du dépit, mais au contraire l’illusion d’une familiarité, comme si j’étais certain d’avoir lu et même écrit souvent sur le personnage et son œuvre. Ces quelques lignes sont édifiantes, car elles me conduisent à vérifier mes connaissances, mes lectures et, le dirai-je, mes propres errances en cette Vénétie où je vais encore chercher des souvenirs et les images et les vestiges de notre passé.