Vigueur poétique du Moyen Âge

De la poésie médiévale en français, la culture littéraire et l’histoire des formes n’ont souvent retenu que la poésie courtoise, intimement entremêlée à l’invention amoureuse : celle-ci, qui a essaimé du Sud au Nord, fut ensuite relayée dans toute l’Europe, au Moyen Âge même. Bien qu’elle fût infiniment diverse dans ses manifestations, son expression s’est cristallisée au XIXe siècle sous le terme générique d’amour courtois, cette « fine amour » qui était une culture du désir où la tension affective, idéalisée pour elle-même, conditionnait l’excellence poétique.


Du cloître à la place publique. Les poètes médiévaux du nord de la France (XIIe-XIIIe siècle). Choix, présentation et traduction de Jacques Darras. Gallimard, coll. « Poésie », 560 p., 10 €


Cette poésie exigeante naît et circule à l’ombre des châteaux, du XIIe au XVe siècle : sa courtoisie est une esthétique autant qu’une éthique et une politique. Mais la langue vernaculaire, le français dans sa diversité dialectale, s’est au Moyen Âge prêtée à bien d’autres expérimentations poétiques, injustement tombées dans l’oubli. Aux XIIe-XIIIe siècles, d’autres formes, d’autres langages émergent, sous la pression d’influences différentes de celles qui émanent de l’aristocratie féodale, « du cloître à la place publique », pour reprendre le beau titre de l’anthologie que nous en propose Jacques Darras. Dans le nord de la France, notamment, la culture urbaine en plein essor invente ses univers poétiques – un rapport à la langue maternelle neuf, volontiers désidéalisant, traversé de références concrètes à l’argent, à l’espace qu’on sillonne, aux aléas de la vie et aux imperfections du monde. Cette poésie urbaine invente aussi ses lieux. Arras, opulente cité marchande, y joue le rôle de capitale littéraire. Elle abritait ses confréries de jongleurs, ses réunions, poétiques et théâtrales ; autour de la ville, dans ce nord urbanisé et prospère, les ateliers de copistes étaient florissants : la poésie, diffusée oralement, est sous la plume de ces lecteurs savants dotée d’une seconde vie, elle se prolonge dans les marges des manuscrits ; une véritable signature esthétique se fait jour, qui témoigne d’une conscience littéraire vive, qui cultive sa singularité et son impertinence.

Du cloître à la place publique. Les poètes médiévaux du nord de la France Darras

Aucune anthologie ne rendait compte jusqu’à présent de cette production dans sa diversité, mais aussi dans sa profonde cohérence géo-poétique. Plus de sept siècles plus tard, elle a rencontré son passeur anachronique en la personne de Jacques Darras, traducteur et poète au nom programmatique, dont tout l’œuvre est depuis longtemps nourri des richesses et des trésors enfouis dans cette géographie du Nord : fleuves, formes et fêtes. L’anthologie que publie Gallimard dans sa prestigieuse collection de poésie remédie donc à une immense lacune, et celui qui la comble sert l’inventivité créatrice à l’œuvre non en érudit mais en poète pratiquant. Sous sa plume, amoureuse d’une langue et de ses paysages, et de leurs lieux de mémoire, se profile, comme sous celle de son ancêtre Adam de la Halle, « tout un paysage urbain, artistique et intellectuel, qu’il faut faire revivre », comme il l’annonce dans l’introduction. Le livre tient sa promesse : en plus de 500 pages, il propose en traduction un corpus d’une variété de registres et de formes qui rend justice à l’intense créativité des poètes du Nord et corrige les oublis de l’Histoire. Le lecteur est accompagné dans chacun des textes par une introduction documentée et le livre témoigne d’une fréquentation patiente et passionnée de textes pour la plupart inconnus et inaccessibles.

Pour leur restituer leur vigueur, la tâche était des plus ardues. Il fallait d’abord rassembler, comprendre chaque expression poétique dans sa différence, mais aussi trouver le dénominateur commun, le fil invisible qui les relie les unes aux autres, afin d’illustrer cette poésie du Nord et de lui reconnaître son identité : quoi de commun, en effet, entre un poème du non-sens de onze vers, associant joyeusement un ciron et un pet de cordonnier, et la prose érudite, qui mêle inspiration courtoise et savoir encyclopédique, de Richard de Fournival, grand bibliothécaire d’Amiens, dans son Bestiaire d’amour ? Entre un long poème en strophes hélinandiennes dénonçant la vanité mondaine, et une « chanson légère à entendre » de Conon de Béthune, chevalier-poète qui s’est surtout illustré en croisade ? Entre les congés déchirants des lépreux d’Arras et une liste de conseils en stratégie amoureuse inspirée d’Ovide ? Jacques Darras l’expose et le traduit avec conviction et fermeté : entre toutes ces poétiques, qui manifestent une énergie créatrice remarquable, une même force d’émancipation s’énonce avec constance ; face aux pouvoirs dominants en place (politiques, poétiques, religieux), toutes déploient un « esprit de franchise » qui est à la fois ouverture et liberté – une autre forme de noblesse. Face aux séductions des fictions courtoises, il fallait, nous dit autrement Jacques Darras (dont le « nous » mêle aux contemporains que nous sommes les vivants du passé), « nous désenivrer du monde lyrique et féerique, breton et occitan ; telle est la marque de la poésie médiévale du Nord ». Terroir qui a aussi accueilli, à la même époque, la verve érotique et comique du genre des fabliaux. Une autre ivresse est donc ici à l’œuvre.

Du cloître à la place publique. Les poètes médiévaux du nord de la France Darras

Jacques Darras © Jean-Luc Bertini

De leurs concurrents contemporains, les poètes du Nord, quels que soient leur contexte d’écriture et leur place dans le monde (chevalier, jongleur, moine, clerc ou seigneur), auront en effet retenu l’inventivité formelle pour faire entendre leur impertinence. Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que d’avoir redonné un nom à ceux qui furent à l’origine d’une formule strophique, d’une forme poétique ou d’un genre, et de les avoir réunis sous une même reliure : Hélinand de Froidmond, qui « tourna » une strophe d’une puissance musicale si extraordinaire qu’elle fut reprise pendant tout le Moyen Âge, Philippe de Beaumanoir, l’inventeur de la poésie du non-sens (fatrasies, rêveries et oiseuses), Jean Bodel, qui nous donne « congé », Adam de la Halle, grand musicien, poète et homme de scène, qui lègue au théâtre européen le personnage du clown, etc. En leur temps, ces poètes s’inscrivent dans des communautés poétiques actives, qui pratiquent la poésie à plusieurs, en réseau et selon les exigences d’un calendrier festif ou religieux.

Dans l’ensemble de cette production étourdissante, qui témoigne de la prospérité d’une région et de la vivacité de ses pratiques littéraires, il a fallu choisir. Jacques Darras ne fait pas mystère de ses choix, qui suivent son engagement et ses goûts personnels, et prennent le parti de la difficulté. Certes, quelques textes (très peu, à vrai dire) sont accessibles ailleurs en édition bilingue : les Fatrasies de Philippe de Beaumanoir, naguère traduites par Georges Bataille pour la revue des Surréalistes, ont été plusieurs fois retraduites depuis, et ses Saluts sont désormais lisibles dans une anthologie toute récente sur les Lettres d’amour au Moyen Âge ; le lecteur qui souhaite lire le texte du Bestiaire d’amour de Richard de Fournival en langue originale pourra compléter sa lecture avec l’édition de Gabriele Bianciotto. Mais, dans leur grande majorité, les textes ici rassemblés sont en souffrance de traduction depuis toujours : au lecteur contemporain, Jacques Darras fait don de l’œuvre poétique de Conon de Béthune, de L’Art d’aimer de Jacques d’Amiens, du Miserere du reclus de Molliens – trois corpus qui font entendre à eux seuls la diversité des continents poétiques abordés, de l’amour profane le plus frivole à la méditation spirituelle la plus austère. Remis dans leur contexte, tous les textes, soigneusement présentés, permettent au lecteur d’apprécier la puissance d’appel de la poésie du XIIIe siècle ; elle se signale moins par sa soumission à une tradition qui se joue de la répétition inventive que par sa manière de retourner la langue en balayant tous les registres, en faisant tourner le monde comme il va :

« Le pet d’un ciron

En son chaperon

Voulait porter Rome.

Un œuf de coton

Prit par le menton

Le cri d’un prudhomme.

L’eût frappé pour finir

La pensée d’un larron

Quand le pépin d’une pomme

S’écria d’un haut ton :

D’où viens ? Où vas ?

Willekom ! » (Fatrasie d’Arras, 23)

Du cloître à la place publique. Les poètes médiévaux du nord de la France Darras

D’un texte à l’autre, la cohérence de cette anthologie tient à celle de sa traduction : elle porte les poèmes avec une ampleur et une tenue qui servent autant le poème ancien que le lecteur d’aujourd’hui. Toujours fidèle à la lettre du texte, Jacques Darras parvient à préserver sa musicalité et à le faire résonner sans l’affadir pour faire entendre une violence récurrente, d’un poème à l’autre. S’en dégage une lecture déstabilisante, qui emporte l’adhésion comme les sens. Par l’effet d’étrangeté qui y reste à l’œuvre, le livre défend une certaine conception de la langue poétique. Il met au jour une communauté ouverte, celle de ce « nous » arrageois qui a le goût de la place publique, bat le pavé, aime le rire carnavalesque et la danse, et a aussi, de Villon à Valère Novarina, ses héritiers. Dans un plaidoyer critique, Jacques Darras en avait déjà affirmé la mémoire prospective : si pour le « Moyen Âge, âge médian, âge médiocre, la réhabilitation prendra du temps », la lecture renouvelée de ses textes permettra de faire de toutes les voix poétiques qui nous traversent un « pluriel carnavalesque » [1], un nous arpenteur.


  1. « Pas d’automne pour le Moyen Âge ! », dans Mémoire du Moyen Âge dans la poésie contemporaine, Hermann, 2011, Nathalie Koble, Amandine Mussou et Mireille Séguy (dir.), p. 282-9.

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