Si vous n’avez pas d’argent, ou plus d’idées, pour Noël, offrez ou faites-vous offrir la correspondance de Flaubert qu’une équipe de l’université de Rouen Normandie vient de mettre en ligne. 4 450 lettres comme autant de manières d’être. Flamboyant. Époustouflant. Hénaurme.
Flaubert, Correspondance. Édition électronique par Yvan Leclerc et Danielle Girard
On n’a que l’embarras du choix. Par période (jeunesse, Madame Bovary, guerre de 1870…) ; par destinataire (George Sand, Louise Colet, Maupassant, Louise Colet, les Goncourt, Louise Colet…) ; par lieu de rédaction (Croisset bien sûr, Nogent-sur-Seine, Vichy, Dieppe, Carthage…) ; par thème (la famille, les souvenirs, l’argent, les lectures…); par-ci, par-là, partout. On entre désormais dans la vie de Flaubert comme dans un moulin. Moteur de recherche qui tourne à cent mille à l’heure, lettres qui sortent comme lapins d’un pavé magique et qui donnent envie de lire d’autres lettres, ad libitum.
Essayez, prenez-vous au jeu des mots clé, cherchez, cliquez, lisez. Retrouvez le connu : « J’ai relu dans cette nouvelle édition mes pièces favorites, avec le gueuloir qui leur sied, et ça m’a fait du bien » (à Leconte de Lisle, 19 février 1870). Découvrez l’inconnu : « Je n’éprouve plus même vis-à-vis d’aucun jupon ce désir de curiosité qui vous pousse à dévoiler l’inconnu et à chercher du nouveau » (à Alfred LePoittevin, 26 mai 1845). L’insolite : « Mais ce qui excite, par exemple, ce sont les chameaux (les vrais, ceux qui ont quatre pattes) traversant les bazars ; ce sont les mosquées avec leurs fontaines, les rues pleines de costumes de tous pays, les cafés qui regorgent de fumée de tabac et les places publiques retentissantes de baladins et de farceurs. Il y a sur tout cela, ou plutôt c’est de tout cela que ressort une couleur d’enfer qui vous empoigne, un charme singulier qui vous tient bouche béante » (à son frère, 15 décembre 1849). L’insolent : « La Haine est une vertu » (à la princesse Mathilde, 21 novembre 1872). L’indécent : « Je suis censé être à Saint-Gratien, mais, de fait, je suis à Paris où je dérouille mon braquemard ! » (à Edmond Laporte, 6 septembre 1877). Les enveloppes s’ouvrent de plus belle, les lettres dansent. Borges avait raison : il y a dans la correspondance de Flaubert le « visage de son destin ».
Mais vous pouvez aussi lire le tout d’un trait. C’est encore mieux. Car il est question de tout dans ces lettres.
D’amicalité : « Permettez-moi donc, Monsieur, de serrer cordialement, avec un frémissement d’orgueil, votre loyale main, qui est si habile, et de me dire (sans formule épistolaire) tout à vous » (à Jules Michelet, 26 janvier 1861).
D’amitié : « Mon petit père Il est bien convenu, n’est-ce pas, que vous déjeunez chez moi tous les dimanches de cet hiver. Donc à dimanche & à vous » (à Guy de Maupassant, 11 novembre 1875).
D’amour : « L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir. Même les ruines où il s’accroche » (à Louise Colet, 7 octobre 1846).
D’amimour : « J’éprouve pour toi un mélange d’amitié, d’attrait, d’estime, d’attendrissement de cœur et d’entraînement de sens qui fait un tout complexe, dont je ne sais pas le nom mais qui me paraît solide » (à Louise Colet, 16 janvier 1852).
D’espoir : « Ce serait une navrante chose à voir, si quelqu’un pouvait la voir, que ce découragement du pauvre artiste qui laisse tomber son outil en se disant qu’il a rêvé la statue trop belle et que le marbre est trop dur. Est-ce bête, franchement, l’homme et moi surtout. Demain peut-être je surjouirai d’enthousiasme, je gueulerai de plaisir, je marcherai à grands pas sur mon tapis et, si je rencontre ma figure dans la glace, je l’y regarderai avec satisfaction ! » (à Maxime Du Camp, fin mai 1848).
De désespoir : « Je n’ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J’ai en moi, et très net, il me semble, un idéal (pardon du mot), un idéal de style, dont la poursuite me fait haleter sans trêve. — Aussi le désespoir est mon état normal. Il faut une violente distraction pour m’en sortir. Et puis, je ne suis pas naturellement gai. Bas-bouffon et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobstant. Bref, la vie m’emmerde cordialement, voilà ma profession de foi » (à Ernest Feydeau, 6 août 1857).
D’ennuis d’argent : « La misère s’annonce bien. Tout le monde est dans la gêne, à commencer par moi ! » (à George Sand, 3 août 1870).
De rêves d’Orient : « La mer était si transparente et si bleue que nous voyions les poissons passer et les herbes au fond. Elle était calme et se gonflait avec un doux mouvement, pareil à celui d’une poitrine endormie. En face de nous Beyrouth, avec ses maisons blanches, bâtie à mi-côte et descendant jusqu’au bord des flots, au milieu de la verdure des mûriers et des pins parasols. Puis, à gauche, le Liban, c’est-à-dire une chaîne de montagnes portant des villages dans les rides de ses vallons, couronnée de nuages et avec de la neige à son sommet » (à sa mère, 26 juillet 1850).
De ce tout qui attend de passer dans ses livres : « J’ai aussi rêvassé à la suite. J’ai une baisade qui m’inquiète fort & qu’il ne faudra pas biaiser, quoique je veuille la faire chaste, c’est-à-dire littéraire, sans détails lestes, ni images licencieuses ; il faudra que le luxurieux soit dans l’émotion » (à Louise Colet, 2 juillet 1853).
Et de ce rien, bien sûr, ce rien qu’il vénère par-dessus tout, et qui n’est autre que le style, la littérature même. On connaît le morceau par cœur. On le relit pourtant. On le murmure, on le susurre, on le savoure : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau » (à Louise Colet, 16 janvier 1852).
Reste le meilleur pour la fin, pour les fétichistes de la lettre et de l’être. Le manuscrit qui s’affiche sur la gauche de l’écran, la loupe qui grossit l’écriture, laquelle penche, se relève, part dans les coins. Vit. Vibre.
L’équipe scientifique responsable du projet annonce une mise en ligne future des lettres adressées à Flaubert, ainsi qu’un choix de missives entre tiers, liées à cette correspondance. On en salive déjà, comme d’autres avant nous, « rêvant sur des sofas près d’un billet décacheté ».