Dénudations épidermiques

La première fois que j’ai vu des toiles de Van Gogh, en chair et en os, si je puis dire, lors d’une exposition à Paris, je fus saisi de vertige. J’étais happé par les tableaux, pas seulement le regard mais tout le corps, et mes yeux se mouillèrent, je ne sais toujours pas si c’était de lumière ou de larmes. Je restai sans voix, sans parole, l’émotion à vif, sans carapace. Mais qui peut vraiment parler de la peinture de Van Gogh ? Devant une telle nudité, le risque est de la couvrir de mots, de tomber dans la phraséologie propre aux critiques d’art, aussi excellents soient-ils. Hormis le peintre lui-même dans ses lettres à son frère Théo (au catalogue de « L’Imaginaire »), je n’en vois qu’un : Artaud, avec Le suicidé de la société, texte fulgurant qu’il avait écrit et publié en 1947. Réédité chez Gallimard dans les Œuvres complètes, mais un peu « noyé » dans l’ensemble, il figure aujourd’hui à part dans la collection « L’Imaginaire », ce qui lui redonne toute sa densité et son extraordinaire vitalité.

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société

Antonin Artaud, à Ivry, en 1947

Non, vous n’êtes pas fou, Monsieur Artaud, quand vous écrivez Le suicidé de la société, ou, si vous êtes fou, c’est au-delà de la folie, dans une sorte de lucidité supérieure, quoique blessée. Vous faites corps avec Van Gogh, vous êtes Van Gogh, avec votre révolte, avec vos mots à vous, vos imprécations et vos anathèmes, fulminant contre les institutions psychiatriques dont vous avez tant souffert, mais parlant si justement de l’œuvre de ce peintre à qui vous ressemblez tant par l’être que je ne peux que vous citer :

« Je repense à ses corbeaux aux ailes d’un noir de truffes lustrées.

Je repense à son champ de blé : tête d’épi sur tête d’épi, et tout est dit,

Avec, devant, quelques petites têtes de coquelicots doucement semés, âcrement et nerveusement appliqués là, et clairsemés, sciemment et rageusement ponctués et déchiquetés.

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société

Seule la vie sait offrir ainsi des dénudations épidermiques qui parlent sous une chemise déboutonnée, et on ne sait pourquoi le regard incline à gauche plutôt qu’à droite, vers le monticule de chair frisée.

Mais c’est ainsi et c’est un fait… »


Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société. Gallimard, coll. « L’Imaginaire » (n° 432), 96 p., 7,50 €

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