Retour d’une petite île du Pacifique, théâtre d’un « épisode malgré tout secondaire » de la Seconde Guerre mondiale, Jean Rolin continue son voyage en se rapprochant des zones les plus agitées du globe, à la poursuite d’un petit oiseau, Œnanthe xanthoprymna, aussi connu sous le nom de « traquet kurde », et de ceux qui l’ont observé.
Jean Rolin, Le traquet kurde. P.O.L, 176 p., 15 €
Les lecteurs fidèles de Jean Rolin connaissent l’attachement que porte l’écrivain aux animaux et, notamment, aux oiseaux. Ils savent aussi son affection pour les figures ambiguës, comme ce Pete Ellis, alcoolique neurasthénique se prétendant agent secret américain, qui avait prédit dans ses grandes lignes les formes que prendrait la Guerre du Pacifique vingt ans après sa mort en 1923 dans l’archipel des Palaos, et servait de porte d’entrée à Peleliu, son précédent roman. Dans Le traquet kurde, c’est le colonel Richard Meinertzhagen qui fait office de guide. Il est à la fois un officier des renseignements britanniques, un menteur, un meurtrier et un ornithologue.
Or il se trouve que ce Meinertzhagen a collecté (ou s’est attribué la collecte de) cinq des quinze spécimens de traquets kurdes conservés parmi les collections ornithologiques du British Museum, elles-mêmes installées à Tring, dans le Hertfordshire ; que ce traquet kurde, « oiseau peu nombreux (…), présumé monogame », a été observé au mois de mai 2015 au sommet du puy de Dôme, à des milliers de kilomètres de son secteur habituel ; qu’au mois de février 2015 une milice kurde parvenait à repousser les assauts de Daech contre la ville de Kobané. Tout fait lien.
Embarqué sur la piste du traquet kurde, on fait donc route pendant un petit moment avec Meinertzhagen : celui-ci croise le trajet de T. E. Lawrence, lui-même assez bon ornithologue. En 1961, après avoir établi des relations équivoques avec de très jeunes filles, fait la chasse aux oiseaux, manqué l’occasion de tuer Adolf Hitler, Meinertzhagen trébuche sur un chien à Trinité-et-Tobago. Six ans plus tard, il meurt.
Place alors à un deuxième personnage ambigu : St. John Philby est lui aussi un grand nom de l’histoire impériale britannique, un bon connaisseur des oiseaux, le père d’une célèbre taupe soviétique. À l’automne 1917, il fait la connaissance d’Ibn Saoud, alors souverain du Nadj. C’est l’époque où Lawrence d’Arabie a de son côté négocié une alliance avec le Sherif de la Mecque, rival d’Ibn Saoud. Et Philby « découvre à quel point lui conviennent les lents et monotones déplacements à dos de chameau, les paysages vides, ou dépouillés du moins de tout le superflu, les nuits à la belle étoile, la compagnie des hommes (…) et le risque constant d’une mauvaise rencontre ». Portrait en creux du narrateur lui-même ?
Troisième figure d’importance : Wilfred Thesiger, né en 1910 à Addis-Abeba, qui signe dans les années 1930 un article d’importance sur les oiseaux du pays Danakil, tue un certain nombre d’Allemands dans le désert libyen pendant la Seconde Guerre mondiale, et « partage avec Philby, et avec Meinertzhagen, la conviction que l’automobile est incompatible avec le désert, et qu’elle y entraînera la destruction de tout ce qui en faisait la beauté. » Il traversera le désert d’Arabie sans autorisation, se liera d’amitié avec le futur fondateur de la fédération des Émirats arabes unis, le cheikh Zayed (lui-même expert en fauconnerie), avant de prendre la route, en 1950, des montagnes du Kurdistan irakien. Autrement dit, le territoire du traquet kurde.
Retour en 2016 : Jean Rolin se trouve dans le Kurdistan. Ici, « la nature a la réputation d’être d’autant mieux préservée qu’elle est encore truffée de vieux champs de mines ». La montagne du Nemrut Dag abrite « au printemps une population de traquets kurdes exceptionnellement abondante et facile à observer », c’est « une sorte de Jérusalem du traquet kurde ». Justement, un spécimen vient se poser à ses pieds et l’écrivain de constater avec un certain regret la familiarité de l’oiseau, qu’il présumait sinon sauvage, au moins davantage timide. Les espions ne sont pas toujours discrets.
Et c’est dans un autre point très chaud du globe que se clôt ce Traquet kurde. Jean Rolin observe, en Mauritanie, des flamants roses : « Nous ne devions approcher des lagunes où ils se nourrissaient qu’en catimini, en nous dissimulant au maximum afin de ne pas les déranger dans leur interminable pâture, alors qu’à tout homme normalement constitué, dans de telles circonstances, il vient nécessairement une envie presque irrésistible de les faire se lever pour voir les plumes rouges de leurs ailes. »