Avec La Femme au colt 45 (2016), Marie Redonnet confrontait le personnage de Lora Sander, en lutte pour gagner sa liberté, aux désordres de notre monde contemporain. Trio pour un monde égaré s’inscrit dans la même ligne, entrelaçant les voix de trois protagonistes à l’identité menacée par une modernité incertaine. L’émotion naît à suivre ces individus se battant pour imposer leur humanité à un monde qui tente sournoisement de l’écraser.
Marie Redonnet, Trio pour un monde égaré. Le Tripode, 200 p., 17 €

Marie Redonnet © Jean-Luc Bertini
Trois personnages racontent leur histoire en chapitres alternés. Ils évoluent dans des lieux imaginaires, les villes de Salz, Sintéra ou Long Fow, mais qui, sur fond de guerre mal éteinte ou de crise sociale, ressemblent beaucoup à notre monde. On comprend qu’au moins deux d’entre eux vivent dans le même pays dirigé par un mystérieux « Gouverneur » dont le pouvoir chancelle. On y frôle des questions taraudant notre modernité : emprisonnement arbitraire et déshumanisant ; inquiétant parti démagogue et moralisateur ; élites rêvant d’une nouvelle humanité, entre chirurgie esthétique et recherches de pointe. Tout cela se croisant et se combinant dessine un monde crépusculaire et instable, peu favorable à l’individu.
Willy Chow a eu des vies multiples, comme ses identités, d’ailleurs, Willy Chow n’est pas son vrai nom. Il a fait partie d’une organisation révolutionnaire, a participé à la guerre du désert. À présent, il a racheté un domaine agricole abandonné, près de la frontière, espère y couler des jours tranquilles. Mais il sait que la paix est trompeuse, « que la guerre est toujours là même si elle est invisible et qu’il n’y a d’abri nulle part, surtout pas à Salz ». Chaque jour, il s’entraîne au tir. Parallèlement, il essaie de protéger ceux qui se sont réfugiés dans les environs, des êtres formant une humanité précieuse mais fragile : Moss, qui sort de quinze ans de prison, Dina la chanteuse, Monie l’institutrice, Foney, et sa mère Fanny, qu’on dit folle parce qu’elle reste intransigeante dans sa colère, qu’elle ne s’arrange pas avec la réalité mais provoque les trafiquants d’armes et le Parti du Salut.
Willy se connecte au réseau et se mesure tous les soirs dans un jeu en ligne à son ancien chef, Jimmy Fango. Il perd tous les soirs, mais ne désespère pas de gagner. Dans le domaine d’Olz, à Salz, le réseau finit par être coupé, les nouvelles et anciennes alliances se nouent et se renouent, les rivalités latentes s’accomplissent – mais pas comme on pouvait l’imaginer – la guerre se réveille, et ne survivent que ceux qui se sont tenus sur leurs gardes, dans un état d’inquiétude permanent.
Le deuxième protagoniste se meut dans un cadre encore plus trouble et fuyant. Lui aussi se tient près d’une frontière, qu’il franchit clandestinement. Mais, par ce passage, il devient un Réfugié majuscule : il abandonne avec son identité toute certitude. On le prend pour un certain Douglas Marenko qu’on jette en prison, en lui faisant subir un régime qui l’amène à douter de la réalité. Lui-même finit par ne plus savoir s’il est bien ce Medi Soro qui avait fui pour « accomplir son devoir de chercheur en s’opposant à l’avènement d’une nouvelle espèce humaine programmée pour vivre dans un monde entièrement sous contrôle dont l’univers virtuel dans lequel il a l’impression de vivre depuis qu’il a été arrêté est une image annonciatrice. Tout en lui se révolte et refuse cette irresponsable mutation. » Comme tout est douteux, apparaît la femme de Douglas Marenko qui l’identifie pour son mari et lui permet de sortir de prison.
Le protagoniste se persuade assez vite qu’Olga Marenko est la seule femme à l’avoir vraiment aimé. Cependant, il l’a précédemment connue sous un autre nom, et elle lui avoue travailler pour les services de renseignement du Gouverneur. Afin d’éviter toute emprise et manipulation, il se résout donc à lutter contre Olga. Son destin devient alors une boucle absurde où, pour avoir l’impression de rester libre, il doit fuir son nouveau pays et retourner dans l’ancien. Si des bouleversements ont eu lieu, rien ne change finalement. La certitude est impossible à atteindre. Tout le monde est suspect, même nos proches. « Douglas Marenko » ne peut s’échapper, sinon négativement par l’éloignement, le retrait, l’effacement. Par petites touches successives et concrètes, Marie Redonnet nous donne à voir avant tout des voyages intérieurs.
Le troisième personnage est une femme, a priori moins forte que Fanny la serveuse ou Olga Marenko l’espionne, mais dont l’identité est aussi problématique que celle de Willy Chow ou de Douglas Marenko. Réfugiée, Tate Combo, pour fuir la misère, accepte le projet du photographe Bram Rift. Grâce à la médecine moderne, il donne à la jeune africaine « les traits purs et fins, presque évanescents » et la peau blanche de Sira, « jeune déesse inconnue » et, photographiant les étapes de la transformation, en fait une icône de papier glacé.
Parallèlement, la crise financière frappe le quartier des Brumes dans Long Fow, ville rappelant New York. Tate va lier la réappropriation de son individualité, d’une identité personnelle, à l’insertion dans un collectif, celui des habitants luttant pour empêcher que leur quartier soit rasé. Comme Willy Chow résistait au chaos sur son domaine, le parcours de la nouvelle Tate Combo se limite à l’échelle d’un quartier, loin des zones de conflit ou de la jet-set, mais sur ce chemin, elle devra écarter les pièges tendus aux pauvres, et déjouer ceux entravant les femmes, soins de beauté ou paternalisme. Elle saura prendre soin de l’orphelin Johnny et trouver une voie personnelle, loin des parcours académiques, grâce à la rencontre de Luigi, ferrailleur et sculpteur de statues, dont « chacune est l’illustration d’une histoire qu’il s’est racontée en la faisant ».

Marie Redonnet © Bernard Prince
L’univers inquiétant et friable de Trio pour un monde égaré n’est pas sans rappeler celui d’Antoine Volodine, mais plus que celle du révolutionnaire, c’est la figure symbolique du réfugié qui occupe le premier plan, comme une allégorie de la condition humaine au sein d’un monde équivoque. Des pans de polar ou de romans d’espionnage s’entrecroisent et se transforment en fable pour donner corps à ce sentiment d’angoisse diffuse, de violence latente, de menace sourde mais pesante qui, peut-être, caractérise notre époque.
Ce roman à trois voix est suivi d’un texte dans lequel Marie Redonnet revient sur son « parcours » d’écrivain depuis 1985.
On y découvre une femme qui ressemble à ses personnages, et en particulier à Tate Combo. Elle y expose avec simplicité et émotion son aventure littéraire, de femme poursuivant sa route avec obstination, en dépit des hauts et des bas selon lesquels sera considérée une œuvre dont on peut pourtant juger de la profonde cohérence. Dès Splendid Hôtel (1986) et Forever Valley (1987), elle envisage ses romans comme des « fables », à la « langue toujours épurée et minimale […] faussement simple », portées par une « voix ». On comprend alors la dimension dramatique de cette œuvre – Marie Redonnet a écrit cinq pièces de théâtre – et aussi à quel point elle a constamment considéré ses livres comme engagés – elle a fait une thèse sur Jean Genet.
Cherchant à créer « des fictions qui, sans être réalistes, partent de la réalité contemporaine », elle « écri[t] dans une période sombre de mutation chaotique et violente, dans une société mondialisée dominée par le pouvoir de la finance et des mafias, la consommation aliénante, les médias manipulateurs, la crise de la pensée et la perte des utopies. Le peuple errant des migrants et des réfugiés succède aux peuples en lutte dont les révolutions et les combats ont été confisqués ».
Trio pour un monde égaré est une nouvelle étape de cette quête, des voix aux prises avec les démons masqués de notre monde, des voix dont l’écho résonne longtemps dans notre esprit incertain.