Adolescent, la collection « L’Imaginaire » constituait pour moi une espèce de bibliothèque dans une bibliothèque. Je lui faisais confiance en quelque sorte. Fureteur, j’en soustrayais régulièrement un volume dans les rayonnages débordants de mes parents. Ils étaient comme des portes ouvertes sur des œuvres. On y trouvait des livres curieux, bizarres, atypiques. Certains de ces livres, par une sorte de hasard qu’on ne trouve que dans les lectures, marquent des moments qui ouvrent au désir.
J’ai dix-sept ans, un jour d’été, je lis Le procès-verbal. La « toute petite fois » d’Adam Polo me saisit. Je ne l’oublierai jamais. Par-dessus, on voit le visage de Le Clézio, jeune, cette beauté irréelle, frappante, comme un soleil d’Asie. J’avais lu Onitsha plus tôt – et c’est peu dire que j’ai aimé Fintan ! –, et des nouvelles, Lullaby, et puis La quarantaine et Le chercheur d’or. Pas encore Désert. Je ne connaissais pas les romans plus expérimentaux, ce cycle assez effarant d’audace qui décompose la furie du monde moderne, son oblitération derrière ce qui s’impose, derrière les signes. Comment, quand on a dix-sept ans, qu’on est peut-être trop sérieux, échapper à ces mots, à la fin du premier chapitre du Livre des fuites : « Comment échapper au roman ? / Comment échapper au langage ? / Comment échapper, ne fût-ce qu’une fois ; ne fût-ce qu’au mot COUTEAU ? »
Le désir s’était irrémédiablement mêlé au langage.
Plus tard, je suis à l’université. Au mois de juin. Je réfléchis à mon sujet de maîtrise. T. S., pour me guider, me suggère des lectures. Ces lectures ont fait prendre à ma vie un autre tour. Soudain, je lisais quelqu’un qui touchait, d’une manière spectrale, à mon inconfort à vivre, à la densité de la matière du monde. Je découvrais Bruno Schulz, Le sanatorium au croque-mort, puis Les boutiques de cannelle. À vrai dire, je ne m’en suis pas remis. On ne se remet pas de lectures comme celles-là, fracassantes, follement tristes, malaisées, de cette langue qui invente, à partir de rien, la grandeur d’univers fantomatiques. Il y avait là quelque chose de paradoxal, jouissif, interdit. C’est quand les livres défont, débordent la cohérence du monde qu’ils valent, pour soi, au fond de soi, quelque chose qui dure, qui dure.
Le désir s’était irrémédiablement mêlé aux idées.