Les livres ont de ces manières de vivre leur vie… On leur offre le gîte et le couvert, chambre en étagère avec vue sur les auteurs et pourtant c’est toujours pareil. Ils n’en font qu’à leur tranche, préfèrent la table basse au placard, le chevet au salon. Être le volume que l’on caresse du regard, la couverture que l’on reluque, comme un chat jaloux des autres chats.
Alentour des années 80 : je collectionne les livres de la collection « L’Imaginaire », achète ceux qui sortent, sont sortis, sortiront. Dans ma bibliothèque, « L’Imaginaire » a plus qu’une place de choix. Tout un rayon pour rayonner. Les livres se suivent et ne se ressemblent pas, qu’importe ! ils sont classés selon leur ordre de parution. Drôle d’idée. Il y a bien quelques trous, des numéros manquants, mais bon an mal an, c’est une douzaine de livres que je lis, et même, parfois, que je ne lis pas !, mais qu’indéfectiblement je lie entre eux.
Et puis un jour, quand ? pourquoi ?, le rayon n’a plus de raison d’être. Les titres de ma collection rejoignent leurs auteurs respectifs, la dispersion est définitive. Un Barbare en Asie et Ecuador de Michaux se retrouvent avec tous ses autres Michaux, ailleurs, c’est-à-dire avec les poètes pour seule compagnie; Leiris se voit casé à l’horizontale, entre deux piles de L ; Emmanuel Bove rangé du côté de Brontë et Breton. Et cætera.
Restent les récalcitrants, ceux qui refusent de rentrer dans le rang, préfèrent toujours et encore se tenir à part plutôt qu’appartenir. Ce sont comme trois souvenirs qui perdurent et qui pourraient former charade : mon premier est un livre de fragments joyeux-tristes, il s’appelle Papiers collés (Perros), il est depuis des années sur mon bureau à la campagne ; mon deuxième a pour nom Le flâneur des deux rives (Apollinaire), il se trouve sur une petite chaise à côté de mon lit ; j’en connais par cœur le mélancolique début : « Les hommes ne se séparent de rien sans regret… ». Mon troisième, enfin, porte un titre étrange, énigmatique, improbable presque : Celui qui ne m’accompagnait pas (Blanchot). Je l’ai vu pendant des années posé sur la tablette d’une cheminée, dans un lieu où je me rendais deux fois par semaine pour parler de moi à une dame analyste, comme j’allais, comme je n’allais pas. Je crois que ce livre me disait quelque chose sur quelqu’un, ou plutôt me disait qu’il fallait que je dise quelque chose sur quelqu’un. Mais là, je m’égare peut-être, il s’agit déjà d’une autre vie, comment dire : d’un autre imaginaire…