Un an après sa création, « L’Imaginaire » republie Au cœur des ténèbres dans la traduction originale d’André Ruyters, dissimulée derrière le titre de la nouvelle qui l’accompagne, Jeunesse. Puis se ravise sept ans plus tard en consacrant un volume au seul voyage congolais, retraduit par Jean Deurbergue. La sortie du film Apocalypse Now, cité en quatrième de couverture, n’est sans doute pas étrangère à ce changement de cap. Entretemps, une équipe d’universitaires conduite par Sylvère Monod a corrigé Georges Jean-Aubry, Gide et leurs amis pour l’entrée de Joseph Conrad dans la Pléiade, traquant leurs contresens, veillant à l’exactitude de chaque terme nautique. Pourtant, c’est aux premiers traducteurs, « familiers fervents du romancier », que Jacques Darras donne la préférence dans l’édition « Quarto », car ces écrivains connaissaient « l’économie de la phrase et du récit » ; et il me charge de les relire en douceur. Depuis ces divergences entre NRF et Pléiade, d’autres ont retenté l’exercice, et d’autres ont joué au jeu des comparaisons. Conrad est un incomparable virtuose de la langue anglaise, qu’il a apprise d’abord avec son père, traducteur de Shakespeare. Tellement virtuose que les natifs anglophones eux-mêmes n’en saisissent pas toujours les subtilités, d’où l’admiration mitigée qu’ils lui portent, le soupçonnant de maladresses courantes chez les étrangers. Tellement virtuose qu’échappe parfois à ses traducteurs son humour discret.
Le cœur des ténèbres, c’est Londres, capitale de l’Occident. En faisant remonter le fleuve Congo jusqu’à la Tamise, Conrad dénonce l’exploitation de l’Afrique par les puissances européennes sous prétexte de mission civilisatrice. Fin du romantisme colonial. L’horreur du récit continue de hanter les esprits, mais n’éveille pas partout les mêmes inquiétudes. Les quarante ans de « L’Imaginaire » se situent entre deux anniversaires du romancier, où il apparaît que le gouffre sous la Manche n’est pas seulement linguistique. À l’occasion du 150e, puis du 160e anniversaire, la presse britannique ranime un débat qui suscite peu d’écho en France. Chinua Achebe a ouvert le feu en 1975 à Amherst University en accusant Conrad de racisme : Heart of Darkness réduit l’Afrique au rôle d’arrière-fond à la débâcle d’un médiocre petit esprit européen, et les Africains à des symboles déshumanisés. Que l’histoire soit narrée par le capitaine Marlow n’est qu’une ruse de l’auteur pour préserver ses distances. Jugement postcolonial borné, qui oublie la formidable force novatrice de l’ouvrage dans le contexte de l’époque. Le New York Times du 21 novembre dernier y revient sous la plume de Ngugi wa Thiong’o. Sans l’acquitter tout à fait, l’écrivain kenyan salue en Conrad un « frère littéraire d’Achebe », l’un victime de l’Empire russe, l’autre d’un empire occidental, tous deux réfugiés dans la langue anglaise. Heureusement, c’est le donneur d’alerte visionnaire, l’éveilleur de conscience, qui s’est inscrit, à juste titre, dans l’imaginaire francophone.