Il y avait Primo Levi, Imre Kertesz et Aharon Appelfeld. Trois histoires, trois regards, trois voix. Levi était l’adulte, témoin minutieux d’Auschwitz, Kertesz l’adolescent qui avait brusquement basculé dans le chaos du camp, Appelfeld était l’enfant.
Aharon Appelfeld avait gardé dans sa voix et dans ses yeux l’enfance qu’il n’avait jamais tout à fait quittée. Ce qu’il racontait de cette enfance s’apparentait par instant à un cauchemar, à d’autres à une rêverie comme en a la petite marchande d’allumettes. On ne veut pas que la lumière s’éteigne et pour Appelfeld, la lumière venait du foyer perdu, de la maison bourgeoise dans laquelle il avait tout juste eu le temps de grandir, entre des parents aimants, attentionnés. Dans ses romans, ils sont là, au présent. Comme est là l’inquiétude qui monte, la peur qui naît d’une rumeur circulant dans une station thermale, puis l’horreur incarnée par les chasseurs, nazis ou collaborateurs. Mais le romancier et mémorialiste récusait l’appellation d’écrivain de la Shoah. Ne serait-ce que parce qu’il n’avait pas pris ces trains qui menaient vers Auschwitz. Et parce qu’il préférait l’ellipse à la scène que d’autres décrivaient, soit par nécessité, soit par incapacité à dire autrement. Il ne pouvait pas écrire ce qu’il n’avait pas connu, le pire. Il l’avait cependant côtoyé.
Partons du lieu originel : la Bucovine. On est aux confins de diverses régions et pays, pas loin de l’Ukraine et de la Roumanie, de la Russie et de l’Autriche. Dans ces régions de frontières mouvantes, incertaines, on parle plusieurs langues dès la naissance. Il entend aussi le yiddish, et sa nourrice d’origine ruthène lui fait entendre sa langue. Celle d’Appelfeld est l’allemand. L’hébreu est loin : son grand-père pratiquait encore, ses parents avaient pris des distances. Cela n’affectait pas le vieil homme ; une parole énigmatique dite sur un ton rieur, quand l’enfant ne comprend pas : « Ce n’est pas important, l’essentiel est d’aimer ce matin. » Le divin n’était pas indispensable. Ou plutôt il s’incarne ailleurs, dans la beauté qui l’entoure.
Pour l’enfant, l’essentiel est dans l’apprentissage du monde, à travers les sensations élémentaires : le vert d’un pré, le rouge d’une cerise, le regard affectueux de sa mère. La forêt qui sera le lieu effrayant des rafles et des exécutions sommaires, et notamment celle de sa mère, est encore celui des promenades et des découvertes. Et quand il faudra fuir, échapper aux chasseurs haineux, elle sera un refuge. Dans le roman « jeunesse » paru l’an passé, De longues nuits d’été, Michaël, l’enfant que protège et accompagne Sergueï traverse ces forêts, y connaît la sérénité, grandit dans une forme de paix pourtant démentie par le bruit tout proche des canons. Mais cette forêt, elle est surtout le refuge des enfants dans un autre de ses romans parus à L’école des loisirs, Adam et Thomas. Le ton est donné dès la première page : « Ils marchaient main dans la main, rapidement. Ils arrivèrent à la lisière de la forêt avec le lever du jour. »
Appelfeld est romancier. Ses livres forment une mosaïque, peuvent se lire comme autant d’éclats projetés dans le temps de son existence. Les jeunes héros de ses textes lui ressemblent tous, mais ils appartiennent à la fiction. Hugo, dans La Chambre de Mariana, vit caché dans un réduit d’où il entend tout ce qui se passe dans la pièce principale. Mariana, une paysanne qui se prostitue, a promis à sa mère de le sauver. Il se trouve en position de voyeur, mais sa cachette est un « endroit protecteur » et une « source de visions enchantées ». Erwin, dans Le Garçon qui voulait dormir, choisit le silence. On est après la guerre, dans un camp de réfugiés, non loin de Naples. Tout le monde parle, beaucoup trop et sans arrêt. Pour le jeune garçon, le sommeil est un sanctuaire. Il y retrouve l’essentiel. Plus tard, arrivé dans ce pays nouveau qu’est Israël, dormir est une façon de résister et surtout de rester soi-même. Le pays n’accueille pas si généreusement ces rescapés qui se seraient laissé abattre. Ses chefs sont désireux de forger un homme nouveau qu’Erwin n’est pas. Il rejette leur hébreu fait de slogans et de mots creux. Il apprend son hébreu, par le geste d’écrire, en cherchant à s’approprier le rythme, le souffle et le son de la langue biblique.
Appelfeld avait abandonné sa langue maternelle comme il avait quitté l’Europe, presque sans se retourner. Il était israélien mais d’abord écrivain. Certes, on peut être les deux, comme le sont Amos Oz, David Shahar ou d’autres, mais l’écriture qu’il avait choisie échappait à une assignation trop évidente. Son hébreu était fait de peu de mots, de beaucoup de silences. Il assumait la fragilité des êtres qu’il évoquait, n’aimait pas les héros tout d’une pièce, et moins encore l’héroïsme, « les mots précieux ou prétentieux » qui l’accompagnent. De son passé d’Européen, il avait conservé le goût de l’ironie, de l’ambiguïté, qui n’existe pas sans l’extrême précision du mot, et donc de Kafka, l’un de ses maîtres.
Il refusait le « labyrinthe sentimental » ; la guerre, aussi bien celle qu’il avait subie enfant, que celle qu’il avait faite adulte lui avait appris le plus important. Ainsi écrivait-il dans Histoire d’une vie : « La guerre est une serre pour l’attention et le mutisme. La soif, la faim, la peur de la mort rendent les mots superflus. À vrai dire ils sont totalement inutiles. »
On doit beaucoup à sa traductrice, Valérie Zenatti, et à son dernier éditeur, Olivier Cohen. Avant eux deux, Appelfeld, contrairement à d’autres romanciers de son pays, ne jouissait pas en France de la reconnaissance qu’il méritait. Certes, Philip Roth le citait dans Opération Shylock sous forme d’un entretien au cœur de la fiction, puis dialoguait avec lui dans Parlons travail, mais on n’avait pas encore lu Histoire d’une vie. Avec ce récit incroyable – seul adjectif qui dise son intensité – on a commencé de lire et de découvrir une œuvre d’une grande richesse. La meilleure chose qu’on puisse faire, désormais, est de continuer la lecture.